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Notre époque du « toutes les opinions se valent », ajoutée à l’influence politique de la droite religieuse, complétée par la très efficace désinformation scientifique menée par des industries, comme celle du pétrole... Avec ces trois facteurs, il faut se garder de croire qu’en passant de Bush à Obama ou de Harper à Trudeau, la société nord-américaine a fermé la porte à la guerre contre la science.

 

C’est la thèse développée par le scénariste et auteur américain Shawn Otto dans The War on Science , un ouvrage dont l’ampleur de la recherche historique et politique étonne : 600 pages qui nous font naviguer entre manipulations de l’opinion publique, une culture politicienne et des scientifiques inaptes à la communication. Au bout du compte, dit-il, ce n’est pas seulement la vérité qui souffre des dérives des 40 dernières années, c’est la démocratie qui est de plus en plus fragilisée. Si toutes les opinions se valent en effet, pourquoi pas celles d’un Trump ?

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Shawn Otto est l’un des créateurs de l’initiative Science Debate qui, en 2008, a fait beaucoup de bruit dans les milieux universitaires en réclamant un débat sur la science entre les candidats à la présidence. En quelques semaines, l’initiative avait obtenu l’appui d’à peu près toutes les associations de scientifiques aux États-Unis et sa pétition avait recueilli 40 000 signatures. À défaut d’un débat télévisé, elle a depuis inspiré l’envoi aux candidats de questionnaires sur des enjeux scientifiques (la liste des 20 questions de cette année est ici). L’idée a aussi fait des petits chez nous : des débats publics en français entre des candidats régionaux ont eu lieu à Rimouski en 2008, à Montréal et à Sherbrooke en 2012, à Sherbrooke puis, en anglais, à Victoria en 2015. Et même en France, en 2012. Otto propose d’ailleurs en introduction une impressionnante liste de questions pour qui manquerait d’inspiration.

Mais son livre va bien au-delà de Science Debate, qu’il dirige aujourd’hui. Son scénario du pire devant l’évolution délétère des 40 dernières années, c’est un choix entre démocratie et liberté de critiquer d’un côté, ou bien un retour à l’autoritarisme, « rigide, paralysé, incapable de contrôler nos destinées ou même de discerner la trajectoire de notre chute ».

La communauté scientifique n’est pas sans blâme dans cette évolution : l’accélération de la recherche depuis le milieu du XXe siècle, la priorité mise sur le « publier ou périr », a accru la distance avec le public. Et en chemin, trop de dérapages — le DDT, les pluies acides, l’amiante, le tabac, la couche d’ozone, le Vioxx, l’atrazine, la peinture au plomb— ont créé chez un vaste segment de la génération des baby-boomers la perception d’une science « achetée » par l’industrie. « La science » est devenue pour eux un groupe d’intérêt comme d’autres, qui ne fait que défendre sa part du gâteau.

Le courant de pensée appelé postmodernisme (ou parfois relativisme moral) en est un cousin : en réaction à cette science perçue — pas toujours à tort — comme élitiste et arrogante, des intellectuels ont eu beau jeu de défendre l’idée que « toutes les opinions se valent ». Les conséquences vont de conseils scolaires aux États-Unis jusqu’à des candidats aux présidentielles qui se sentent autorisés à dire tout haut qu'« évolutionnisme » et « créationnisme » sont deux « opinions ».

Jusqu’aux années 2000, les scientifiques en étaient largement inconscients « à cause de leur désengagement social et civique ». Une des pistes de solution qu’Otto souligne à grands traits est donc un réengagement des scientifiques. Pour l’instant, « ils perdent la bataille parce qu’ils ne comprennent pas ses règles ».

Mais il n’y a pas que les scientifiques qui sont en cause : les médias sont au premier rang du « toutes les opinions se valent ». Non seulement la culture politique des journalistes les prépare-t-elle à aimer les controverses et à présenter le pour et le contre sur un pied d’égalité, mais en plus, les journalistes scientifiques qui, eux, sauraient éviter ce piège, sont marginalisés. Les coupes dans la couverture scientifique — symbolisées par cette chute d’une centaine de rubriques « science » dans les quotidiens américains à la fin des années 1980 à moins d’une vingtaine aujourd’hui — arrivent à un moment de notre histoire où, au contraire, la société en aurait le plus besoin. Pour ne rien arranger, les années 1990 et 2000 ont été celles de la montée en puissance des radios-poubelles — « médias d’information antiscience » — des chaînes câblées et d’Internet, qui ont permis aux défenseurs les plus dogmatiques d’une opinion de s’enfermer dans une chambre d’échos où ils n’entendent plus que ce qu’ils veulent entendre.

Si la description de la poussée de croissance de la droite religieuse trouvera moins de résonance chez les lecteurs hors des États-Unis, on ne peut en dire autant du troisième facteur, l’alliance entre l’industrie, les gouvernants et les relations publiques : du tabac au pétrole, de puissants lobbys ont su utiliser à leur avantage la méfiance du public envers la science, ainsi que la culture journalistique du pour et du contre. C’est une alliance où le Canada, sous Harper, a eu sa part dans la guerre aux données factuelles, mais on peut également retrouver cette alliance antiscience à gauche du spectre politique : à leurs yeux, caricature Otto, « des médecins impersonnels, des corporations cupides, dissimulent les vrais dangers sur notre santé, notre environnement et l’esprit humain ».

« Les postmodernistes, écrit-il, voyaient toute la science comme une sorte de campagne de relations publiques menée par l’élite. Ironiquement, ils ont préparé le terrain pour précisément une telle campagne, menée par les forces antiscience. »

War on Science n’est pas une lecture faite pour se joindre à la déprime ambiante. La façon dont l’auteur a aligné ses constats est éclairante pour tous ceux qui, ces dernières années, ont senti un découragement devant ce courant antiscience qui semble surgir de partout. Shawn Otto ne prétend pas offrir de solution miracle : il démontre que la contre-attaque doit se faire sur plus d’un front à la fois. Chercheurs, médias, citoyens engagés, politiciens de bonne volonté, ont intérêt à s’allier et non à se tirer dans les pattes.

S’allier pour, par exemple, pousser les candidats à une élection à « signer un engagement sur la science » (science pledge) et tenir des débats, y compris au niveau municipal. S’allier pour encourager les efforts de vérification des faits qui naissent dans plusieurs médias comme PolitiFact aux États-Unis... ou le Détecteur de rumeurs au Québec !

Forgez des alliances, encourage Otto, comme celle qui a conduit à la méga-marche sur le climat de New York en 2014. Poussez vos étudiants en science à sortir sur la place publique. Utilisez les tribunaux contre les compagnies pétrolières qui ont menti au public, comme cela s’est fait dans la guerre contre le tabac.

« Combattre l’idée que la vérité est subjective ». Parce que si l’on croit vivre dans un univers où toutes les opinions sont égales, à quoi bon débattre, critiquer et rechercher le compromis ? À l’heure où chacun peut trouver sur Internet les arguments pour s’enfermer dans « sa » vérité, il est plus que temps d’envoyer des signaux contraires.

 

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