La controverse est
en fait déjà commencée,
et elle a même commencé
quelques jours avant que la recherche
ne soit publiée, jeudi dernier,
dans la revue Science, obligeant
celle-ci à rendre publique
plus tôt que prévu
cet article. Des physiciens nucléaires
américains et russes, au
Laboratoire national Oak Ridge,
dans le Tennessee, affirment
avoir réalisé une
fusion nucléaire dans un
banal récipient.
Mais attention, rien
à voir ici avec la mythique
fusion froide: on parle tout de
même dune température
d'un million de degrés, à
laquelle on a fait chauffer un liquide
organique, lequel sest mis
à faire des petites bulles.
Explication. La fission
nucléaire, cest
la bombe atomique et les centrales
nucléaires: des atomes, sous
leffet dun bombardement
par dautres atomes, se divisent,
libérant une énergie
colossale. La fusion nucléaire,
cest le contraire: des atomes
sunissent, fusionnent, libérant
là aussi de lénergie.
Cest ce qui se produit en
permanence au coeur des étoiles,
dont notre Soleil, et cest
ce qui explique quelles brillent.
La différence entre fission
et fusion, cest qualors
que les physiciens maîtrisent
la fission nucléaire depuis
plus dun demi-siècle,
la fusion nucléaire reste
hors de leur portée, sauf
avec des appareils gigantesques
coûtant des sommes monstreuses
(ou avec une bombe à hydrogène,
ce qui nest pas, on en conviendra,
à la portée du premier
venu).
Dommage. Parce que
la fusion nucléaire résoudrait
toutes les crises dénergie,
à jamais: des atomes, on
en trouve partout... Doù
le rêve de réaliser
la fusion nucléaire à
moindre coût, qui a généré
de nombreux mythes, dont celui,
il y a 12 ans, de la fusion froide.
Insistons bien sur
le mot: un mythe. Bien que la légende
continue de circuler, jamais il
na pu être démontré
que les électrochimistes
Stanley Pons et Martin Fleishman
avaient bel et bien réalisé,
en 1989, une fusion nucléaire
"à froid" dans
leur laboratoire. Non seulement
leur expérience na-t-elle
jamais pu être reproduite,
mais en plus, la publication de
leurs résultats a relevé
davantage de la campagne de marketing
que de la démarche scientifique
rigoureuse. Une partie de la communauté
scientifique en crève encore
de honte.
Rien de tel cette
fois, assure-t-on. Léquipe
dirigée par Rusi Taleyarkhan,
de Oak Ridge, et Richard Lahey,
de lInstitut Polytechnique
Rensselaer à Troy (New York),
a employé une méthode
a priori sérieuse, impliquant
un phénomène connu
sous le nom de cavitation acoustique,
dans lequel des ondes sonores passant
à travers un fluide créent
des bulles minuscules. Sous
certaines conditions, ces bulles
envoient un infime jet de lumière
lorsquelles éclatent:
on
appelle cela la sonoluminescence.
En théorie, disent depuis
longtemps plusieurs spécialistes
de la sonoluminescence, il suffirait
de réunir les bonnes conditions
pour que ces bulles atteignent des
températures et une pression
extrêmement élevées
juste assez pour provoquer
une fusion nucléaire.
Cest donc ce
quaffirment avoir accompli
ces chercheurs, en avril 2001, en
produisant des bulles dun
millimètre de diamètre
quelque chose dénorme,
à léchelle atomique.
Une révolution scientifique,
sils ont raison.
Mais ont-ils raison ?
Des collègues à eux,
Dan Shapira et Michael Saltmarsh,
également à Oak Ridge,
ont tenté de reproduire leur
expérience, entre mai et
juillet 2001, employant les mêmes
ingrédients dans les mêmes
conditions. Et ils ont échoué.
Et cest en partie de là
que provient la controverse, alimentée
en plus par un échange de
courriers assez vifs entre des chercheurs
et la revue Science.
Car comme tout chercheur
qui se respecte, Taleyarkhan et
son équipe ont soumis leurs
résultats pour publication
à la revue Science,
qui représente le haut du
pavé de la recherche scientifique
mondiale. Comme cest lusage,
la direction de la revue a soumis
cet article, pour évaluation,
à un comité de 14
experts. Lorsquils ont appris
que la revue allait
publier les résultats
de leurs collègues, Shapira
et Saltmarsh se sont indignés.
Linformation sest alors
mise à circuler dans les
milieux spécialisés,
et la controverse a enflé.
Jusquà éclater
la semaine dernière, lorsque
la BBC a révélé
toute lhistoire, obligeant
Science à rendre publique
la recherche en question avant la
date prévue.
"Il ny
a aucune preuve de quelque excès
de neutron dû à la
fusion", affirme aujourdhui
Michael Saltmarsh. "Cet article
est une courtepointe, et chacun
des morceaux a des trous",
résume un autre des critiques,
Mike Moran, physicien au Laboratoire
national Lawrence Livermore, qui
a lui aussi effectué des
expériences en sonoluminescence,
et qui affirme avoir lui aussi vécu
de faux espoirs de fusion, avec
des interférences causées
par ses générateurs
dondes acoustiques.
Alors que la controverse
enflait, des chercheurs, y compris
des dirigeants de Oak Ridge, ont
carrément écrit à
Science, lui recommandant
de ne pas publier cet article, ou
à tout le moins d'en retarder
la publication, craignant entre
autres quune recherche mal
appuyée ne vienne recréer
le brouhaha autour de la fusion
froide, et ne discrédite
encore davantage la recherche scientifique.
De fait, lorsque lhistoire
est
apparue dans les médias,
on a qualifié cette expérience
de Oak Ridge de "fusion froide"
-ce qui na rien à voir,
puisque, rappelons-le, il a fallu
travailler à une température
de lordre du million de degrés
pour y arriver.
Le rédacteur
en chef de Science, Donald
Kennedy, se dit indigné de
ces pressions, et le fait savoir
dans son éditorial. Tout
en rappelant que sa revue ne peut
garantir la validité de tout
ce quelle publie, mais que
cest sa mission de publier,
dès quune recherche
a survécu au processus de
relecture par le comité dexperts.
Mais Science, fait inhabituel,
a tout de même joint, dans
sa version électronique,
un article de Shapira et Saltmarsh,
les deux auteurs de lexpérience
non concluante.
La suite est à
nouveau entre les mains des scientifiques,
qui devront maintenant sacharner
à reproduire lexpérience
de Taleyarkhan.