Toute l'aventure spatiale, et du reste, la presque totalité des calculs d'ingénierie, se faisait à l'aide de ce petit outil omniprésent dans les laboratoires et sur les tables à dessins. Avant l'introduction de la calculette dans les années 1970, chaque scientifique et ingénieur possédait sa règle à calcul et savait comment effectuer des multiplications, des divisions, et comment extraire des racines carrées, des logarithmes et des tangentes.
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Comme tous les étudiants en science de l'époque, je me rappelle avoir suivi l'équivalent d'une semaine de cours pour apprendre l'usage de la règle à calcul et maîtriser les secrets des échelles logarithmiques. Je possède d'ailleurs encore ma première règle, une Sterling Precision, moulée dans un plastique durable, un modèle économique, encore parfaitement fonctionnel après plus de 30 ans. Ma règle était de type standard, constituée d'une simple réglette se déplaçant sur un chassis rectangulaire. Mais mes amis plus fortunés pouvaient se payer des modèles plus luxueux (en bois précieux ou en métal), plus sophistiqués (comportant un plus grand nombre d'échelles), ou encore de forme circulaire, des objets non seulement utilitaires mais également dotés d'une élégante simplicité.
Cliff Stoll, dans un article paru dans l'édition de mai du Scientific American, fait remarquer que l'utilisation de la règle à calcul se répercutait dans les manières dont on pratiquait la science et selon lesquelles on envisageait la technologie. Par exemple, puisque la règle ne pouvait afficher que trois décimales de précision, il fallait arrondir les résultats. Il était ainsi plus facile de tenir compte des marges d'erreurs. Comme il fallait constamment tenir compte mentalement de la position de la décimale, on se devait de vérifier ses calculs. De plus, l'usage de la règle encourageait la recherche de solutions analytiques au lieu de multiplier les opérations purement numériques. On comprenait mieux les problèmes, étant plus près des chiffres. Devant cette relative incertitude face aux résultats finaux imparfaits des calculs à la règle, notamment à cause des arrondis et des approximations utilisées, les ingénieurs avaient développé une attitude conservatrice dans l'interprétation des résultats. Les murs étaient plus épais qu'ils n'auraient dû l'être, les avions plus lourds que nécessaires, les ponts plus solides, etc. Aujourd'hui, bien que les ingénieurs puissent trouver sans difficulté des solutions extrêmement précises aux problèmes de charge ou de voltage, la vieille culture de la sécurité les incite à “ en rajouter juste un peu plus ”.
Aujourd'hui, les micro-ordinateurs portables, les outils de modélisation versatiles (comme le logiciel Mathematica de Wolfram), les nouveaux mécanismes de calcul partagé (fermes de calcul à la beowulf) et de calcul distribué (du genre BOINC), ainsi que les innovations en matière de super-ordinateurs, nous permettent d'atteindre des puissances de calcul impensables il y a seulement quelques années.
Mais si ces outils demeurent impressionnants par leur capacités, ils ne génèrent pas le même plaisir que donnait l'utilisation de la règle à calcul. Un texte classique d'Isaac Asimov, d'ailleurs intitulée “ The feeling of power ” (1958), fut inscrite pendant longtemps au curriculum des écoles militaires. Dans cette nouvelle, les généraux du futur redécouvrent la puissance du calcul mental, oublié depuis l'introduction des calculatrices, et imaginent de nouvelles applications militaires à cet art perdu.
L'utilisation de la règle à calcul, qui nous forçait à bien comprendre les données du problème, son contexte et la nature des chiffres, nous donnait véritablement ce sentiment de puissance bien particulier au domaine des sciences et de l'ingénierie. Cette relique d'un autre âge, que je garde toujours dans le fond d'un tiroir de mon bureau de travail, me rappelle qu'il fut une époque où les nerds pouvaient encore se passer des machines pour se sentir maîtres du monde.