Il y a 20 ans aujourd’hui, la planète physique s’arrêtait de tourner. Pendant quelques heures. Un communiqué de presse de l’Université de l’Utah annonçait que deux scientifiques avaient obtenu une fusion nucléaire —l’équivalent de l’énergie du Soleil— à la température de la pièce. Le mot fusion froide était né —et avec lui, l’une des plus humiliantes disgrâces de l’histoire récente de la science.

Le matin de ce jeudi 23 mars 1989 avant la conférence de presse, deux journaux ont déjà cette nouvelle à la Une. Le Financial Times de Londres et le Wall Street Journal de New York; ils en ont eu l’exclusivité: dans leur laboratoire, les deux scientifiques affirment avoir obtenu 100% plus d’énergie que ce qu’ils ont utilisé pour un appareil fait de bric et de broc.

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Les articles ne donnent guère de détails sur l’expérience, et les résultats de celle-ci ne sont encore parus nulle part —ce qui n’empêche pas ces quotidiens économiques de spéculer sur les perspectives économiques; car si cette histoire devait se révéler vraie, ce serait la fin de toute les pénuries d’énergie, à jamais.

Qu’est-ce que la fusion nucléaire? C’est ce qui se passe au coeur du Soleil, à des températures dépassant le milliard de degrés. Et en permanence. La fusion froide, ce serait donc l’énergie du soleil —mais dans un bocal.

Un scientifique réagit traditionnellement avec scepticisme à l’annonce d’une source d’énergie illimitée et non polluante : de telles annonces, il en surgit chaque semaine. C’est le syndrome de la machine à mouvement perpétuel.

Sauf qu’ici, on n’a pas affaire à deux obscurs inventeurs : Stanley Pons est professeur de chimie et a plusieurs publications derrière lui; Martin Fleishman, son mentor, est professeur invité à l’Université de l’Utah, détaché de l’Université de Southampton. Et le communiqué de presse est envoyé par le service des communications de l’Université de l’Utah, une institution sérieuse.

Comment ne pas en parler, aussi sceptiques qui puissent être les autres scientifiques? Le 24 mars, la nouvelle fait la Une du New York Times —et de plusieurs journaux.

Problème : au cours de leur conférence de presse, les deux scientifiques ont été aussi peu loquaces que dans le communiqué. Nombre de scientifiques sont devant leurs tableaux noirs, mais ils en sont réduits à tenter de lire entre les lignes.

Normalement, une découverte scientifique se publie dans une revue —des plus prestigieuses, comme Nature ou Science, jusqu'aux plus obscures. Ici, le 23 mars, rien. Pons et Fleishman ont court-circuité le processus de validation de l’information scientifique: ils ont fait leur présentation directement aux médias. À deux journaux économiques, de plus, ce qui n'était pas un hasard.

Certes, il y a ici et là, des mots-clefs : électrolyse, eau lourde, libération d’énergie. Un langage avec lequel chimistes et physiciens sont familiers. Ils savent qu’une libération d’énergie, peu importe qu’elle se produise à la température de la pièce ou à des milliards de degrés, laisse des traces sur le métal des appareils. Quel type de traces? En quelle quantité? Ces détails sont primordiaux pour valider ce qui s’est passé.

Froideur sur la fusion froide

Pendant les premiers jours, l’essentiel de la couverture journalistique est optimiste. Mais la réclusion des scientifiques commence à agacer. Fin-avril enfin, première apparition dans un congrès scientifique, celui de la Société d’électrochimie. Pour la première fois, les deux hommes sont confrontés à des questions pointues. Trop pointues pour les journalistes locaux couvrant pour la première fois ce sujet. Mais les journalistes spécialisés qui suivent depuis un mois —et ont parlé à d’autres scientifiques— peuvent saisir ce qui se passe: des doutes grands comme une montagne.

Par exemple, Pons et Fleishman, conciliants, admettent qu’une émission de neutrons qu’ils ont rapporté ait pu être mal mesurée. Ils promettent de répéter l’expérience en utilisant un appareillage plus sensible. D’autres chercheurs ont eu, depuis un mois, le temps de faire leurs calculs, et de pointer que si une fusion a vraiment pris place, des neutrons caractéristiques de deutérium doivent avoir « imprégné » les instruments.

Les deux hommes admettent qu’ils sont en train d’essayer de mesurer cette empreinte. Plusieurs laboratoires offrent de mener la mesure, à leurs frais : tout ce dont ils ont besoin c’est d’une petite pièce de métal des instruments. Pons et Fleishman refusent.

Rendez-vous suivant : le congrès international de physique à Santa Fe, du 23 au 25 mai, qui doit réunir un millier de personnes. À la Maison-Blanche, le Secrétaire à l’énergie a chargé un Prix Nobel de s’assurer que tous les points de vue y soient représentés.

Quelques jours avant le congrès, le vice-président à la recherche de l’Université de l’Utah, James Brophy, fait état d’un accident malheureux : une panne d’électricité à l’Université a endommagé l’expérience. Pons et Fleishman doivent reprendre à zéro, et ils ne pourront pas être à Santa Fe.

C’est le coup de grâce. Les derniers partisans sérieux de la fusion froide de l’Utah lèvent les bras en signe d’indignation. En octobre, une étude du ministère de l’Énergie concluera à l’absence de preuves. Dans la décennie qui suivra, de nombreux chercheurs, à travers le monde, échoueront à démontrer les affirmations de Pons et Fleishman. L’Université de l’Utah abandonne les recherches en 1991, et ne renouvelle même pas le brevet en 1998.

Pons et Fleishman ont-ils cru en toute bonne foi avoir réussi une fusion à froid? C’est possible. Mais à quel moment ont-ils cessé d’y croire sans oser le dire tout haut?

Pascal Lapointe

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