Un escalier en colimaçon, métaphore de l'évolution

Ce billet a d’abord été publié sur le blogue Hinnovic de l'Université de Montréal.


La médecine évolutionniste, vous connaissez ? Très probablement pas. Pourtant, cette toute jeune discipline scientifique pourrait révolutionner notre santé... et celle de nos descendants.

« La médecine sans l’évolution est comme l’ingénierie sans les sciences physiques », c’est avec cette analogie parlante que Randolph M. Nesse  commence souvent ses conférences ou ses cours sur la médecine évolutionniste. Nesse est un médecin évolutionniste États-Unien, fondateur du Center for Evolution and Medicine à l’Université de l’Arizona. Il fait partie des pionniers de la médecine évolutionniste avec d’autres scientifiques comme Georges C. Williams ou encore Paul W. Ewald et Stephen C. Stearns. Nous vous proposons une présentation d’une discipline née aux États-Unis, mais qui suscite de plus en plus d’intérêt au sein de la communauté scientifique mondiale et plus particulièrement en santé publique.

À la convergence de la médecine et de la biologie évolutionniste

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N’est-il pas logique de chercher à retracer la mauvaise utilisation d’un appareil ou son historique de réparation pour comprendre l’origine d’une panne ou d’un bris à répétition ? Sans cette recherche et cette compréhension, un mauvais réparateur pourrait changer une pièce de nombreuses fois tout en ne réglant pas le problème de fond. Cependant, cette analogie entre une machine et un corps biologique permet  seulement d’aborder la comparaison du traitement des maladies et de la recherche de leurs causes ultimes dans le processus de la sélection naturelle. Pour Randolph M. Nesse, « la médecine évolutionniste cherche à passer d’une perspective de mécanicien à une perspective d’ingénieur », mais il critique l’idée de comparer le corps à une machine, car cette dernière « est le produit d’une conception, alors que les corps sont le résultat de la sélection naturelle, ce qui les rend fondamentalement différents ». La médecine évolutionniste s’intéresse donc « aux raisons pour lesquelles notre patrimoine évolutionniste nous a rendus vulnérables à la maladie » (Perlman, 2013). Comment le corps humain a-t-il évolué ? Quel rôle joue l’environnement dans l’évolution de notre espèce ? Pourquoi l’évolution a-t-elle perfectionné certains organes tout en rendant d’autres très fragiles ou vulnérables ?

Charles Darwin, le père de la théorie de l’évolution, était issu d’une famille de médecins par son père et son grand-père. Malgré un abandon de ses études de médecine, il avait assez de connaissances dans le domaine pour pressentir que sa théorie de « la descendance avec modification » pouvait influencer la pratique de la médecine. Il fallut pourtant attendre la fin du 20e siècle pour voir émerger la médecine évolutionniste. En 1991, Williams et Nesse publiaient un article scientifique intitulé « The Dawn of Darwinian Medicine ».

Quatre ans plus tard, leur livre « Why we get sick: The new science of darwinian medicine » allait donner un véritable élan à cette nouvelle discipline scientifique qui n’aurait pas pu naître sans la reconnaissance au préalable de la biologie évolutionniste en tant que science, fruit de son intégration avec la génétique durant les années 1930 et 1940 (Ruse, 2009 dans Perlman, 2013). L’ouvrage de Williams et Nesse s’adressait à un public large et abordait plus profondément la question des paradoxes dans la toute nouvelle discipline. Si le processus de sélection naturelle peut créer des organes aussi perfectionnés que le cœur, le fonctionnement des tendons et des muscles de la main ou encore l’Anse de Henlé (système rénal), comment se fait-il que le cancer ou la maladie d’Alzheimer existent ? La médecine évolutionniste tente de répondre à ces questions par l’intermédiaire de notions comme les compromis, les contraintes et la compétition. Ces facteurs peuvent expliquer l’imperfection de certains de nos organes, ou encore les pathologies qui affectent certaines populations plutôt que d’autres.

L’imperfection comme résultante de l’évolution

Les individus de notre espèce ainsi que de la grande majorité des autres formes de vie complexe ont parfois des défaillances de santé parce que l’adaptation des espèces est le résultat de nombreux facteurs comme l’environnement, la compétition interspécifique et intraspécifique ou encore la difficulté de simultanément maximiser deux forces évolutives opposées, impliquant un compromis avec le meilleur équilibre coûts/bénéfices. La naissance d’un Homo sapiens est souvent mentionnée comme étant le meilleur exemple d’un compromis (trade-off) de l’évolution. En effet, la tête et les épaules d’un fœtus arrivé à terme sont plus larges que le pelvis d’une femme, rendant les accouchements particulièrement douloureux. Le pelvis nous permet de marcher et de courir sur nos deux jambes et fait partie intégrante de notre squelette, mais il est trop petit pour le passage des gros cerveaux et des épaules des fœtus de notre espèce. Un des constats les plus contre-intuitifs en médecine évolutionniste est que la sélection naturelle maximise la transmission des gènes, mais pas la santé. Le meilleur exemple dans ce cas concerne le corps (et donc le métabolisme) des mâles de très nombreuses espèces. En effet le comportement des mâles est énormément dicté par le besoin de transmettre un nombre maximum de gènes impliquant de facto une forte compétition au détriment de la santé. Ceci explique pourquoi la mortalité des jeunes mâles est, dans la plupart des cas, de loin supérieure à celle des femelles au même âge. De façon plus générale, les médecins évolutionnistes identifient 6 raisons pour lesquelles la sélection naturelle nous rend vulnérables aux maladies :

 

 

De plus, ce serait une erreur de penser que nous avons seulement un rôle passif dans les causes évolutives de nos maladies. La résistance de certaines bactéries aux antibiotiques est un bon exemple. Comme l’explique le professeur Andrew Read, notre capacité à créer des nouveaux médicaments se heurte à la rapidité avec laquelle certains pathogènes réagissent aux attaques des antibiotiques. Nous éliminons les plus faibles, mais permettons aux plus forts de transmettre leurs gènes aux générations futures, renforçant la virulence de certaines maladies. En outre, plusieurs médecins évolutionnistes dénoncent certaines pratiques médicales généralisées comme le fait de «prendre toutes les pilules de la bouteille » (écoutez Nesse dans cette conférence).

La médecine évolutive se pose aussi la question de l’importance de notre environnement moderne dans l’apparition des maladies chroniques. Ainsi, le manque de sommeil, un mauvais régime alimentaire, la pollution et bien d’autres habitudes de l’être humain moderne créent des situations d’« inadéquation  » (mismatch) entre l’évolution de notre corps par la sélection naturelle et nos pratiques de vie. D’un point de vue génétique, notre environnement amènerait des gènes à devenir dommageables pour notre santé, ce qui fait dire à Randolph M. Nesse :

Une grande proportion des gènes qui sont la cause de maladies chroniques de nos jours sont des gènes normaux qui n’auraient pas d’effets négatifs dans les conditions environnementales de nos ancêtres évolutifs.

Améliorer la santé publique avec une perspective évolutionniste

Puisque la sélection naturelle ne favorise pas la santé des organismes, mais maximise la transmission de leurs gènes, n’y a-t-il pas là une contradiction avec les objectifs de la santé publique qui est « la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et d’améliorer la santé physique et mentale à un niveau individuel et collectif » ?

Pour les biologistes évolutionnistes, la contradiction n’a pas lieu d’être. En effet, la prise en compte de la théorie de l’histoire de la vie permet de mieux comprendre les réponses physiologiques et comportementales de différentes populations dans des contextes environnementaux différents. Par exemple, la notion de compromis est pertinente dans des problématiques de santé publique impliquant un taux de natalité élevé au détriment de l’espérance de vie et de la santé générale des mères dans les pays les plus pauvres (Wells et al., 2017). Il en va de même pour la norme de réaction qui « décrit la gamme des phénotypes [l’ensemble des traits observables d’un individu, NDLR] produits par un même génotype [l’ensemble des caractères génétiques d’un être vivant, NDLR] dans des conditions environnementales différentes » (Toussaint et al., 2012). Par exemple, des études montrent que, pour les mêmes conditions nutritionnelles et de croissance, la diminution du taux de mortalité infantile fait baisser l’âge de la mère à la naissance du premier enfant par rapport aux générations précédentes. Cependant, en dessous d’un certain âge de maturité sexuelle, le taux de mortalité infantile remonte fortement. En fonction des conditions environnementales, il s’agit là d’un compromis évolutif entre la capacité à transmettre ses gènes à un certain âge et le taux de survie de la progéniture (Stearns et Medzhitov dans Wells et al., 2017).

Finalement, la médecine évolutionniste peut apporter une meilleure compréhension de la réaction évolutive du corps humain aux nouveaux pathogènes qui, grâce ou à cause, d’une population mondiale en explosion, affectent la santé humaine. De plus, comme le soulignent Rook et ses collègues (2017),  « les modifications des conditions de vies des êtres humains et des pratiques médicales altèrent la composition et la diversité de notre microbiote tout en réduisant simultanément notre exposition aux prétendues vieilles infections et organismes du monde naturel avec lesquels les êtres humains ont coévolué » (Trad. libre). Les auteurs parlent d’un véritable « bras de fer » parce que le métabolisme humain doit gérer les microbes bénéfiques, exclure ceux qui sont préjudiciables à la santé tout en réservant l’énergie à des fonctions essentielles.

Un rapprochement essentiel

Nous sommes le produit de millions voire de milliards d’années (si l’on tient compte des microbes) d’évolution. Pour reprendre l’analogie de Randolph M. Neese, vouloir améliorer la santé humaine sans tenir compte des processus à l’œuvre dans la sélection naturelle, c’est ne pas vouloir tenter de comprendre le fonctionnement d’un mécanisme avec le regard d’un ingénieur. En outre, dans un contexte de changements rapides des conditions environnementales induites par nos propres activités, la théorie évolutionniste ne peut que mieux nous éclairer sur l’histoire évolutive de notre espèce en fonction des conditions environnementales et des interactions avec d’autres espèces, qu’elles soient néfastes ou bénéfiques pour notre santé. Il est donc important d’enseigner les sciences de l’évolution au sein du corps médical puisque, comme le soulignait en 2014 le médecin et essayiste Luc Perino « elles n’ont toujours pas été intégrées à l’enseignement dans les facultés de médecine, et une courte enquête nous a révélé l’ampleur de l’ignorance des médecins sur ces sujets ».

Pour en savoir plus:

Une conférence de Randolph M. Nesse :

 

 

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