Désordre, ordre, organisations, évolutions, créations

Le désordre existe-t-il ? Grâce aux regards croisées des philosophies, des sciences et des arts, l'association Les Dealers de science posent la question à travers une conférence-débat.

Du 16 au 20 janvier 2018, l'association de filière Les Dealers de science organise une semaine de médiation scientifique bordelaise intitulée Des'ordres. En plus d'un site proposant une exposition numérique, un journal et des portraits, à chaque journée correspond un événement : ciné-débat, conférence-débat, soirée enquête, conférence-décalée et bazar des connaissances.

Désordre ? Chacun et chacune a une interprétation personnelle de ce que l'on entend par le mot désordre, s'agissant

L'ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l'imagination (Paul Claudel)

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d'une définition floue que l'on intègre d'abord par l'expérience dès l'enfance. Le mardi 17 janvier 2018, la conférence-débat invitait trois intervenant·e·s à s'interroger sur la question : « Le désordre existe-t-il ? », les présentations étant suivies d'une discussion avec le public.

Philosophies : de l'ordre aux organisations

Barbara Stiegler, professeuse des université initialement spécialisée en philosophie allemande, effectue aujourd'hui ses recherches sur la philosophie de la biologie et de la politique.

« Lors de cette conférence, je ne vais pas chercher à répondre à la question mais à la justifier. C'est le principe de la philosophie que de poser une problématique, d'établir le bien-fondé d'une question qui peut sembler absurde de prime abord. » Ou, comme il a été dit lors de la phase de débat : « La philosophie, c'est se poser un problème là où il n'y en avait pas. »

« Pour le philosophe français Henri Bergson, le désordre n'existe pas sinon en tant qu'outil pour l'intelligence. Le désordre n'a pas de réalité objective, il n'est qu'un ressenti propre causé par le déca

Le désordre, c'est la déception d'un esprit qui trouve devant lui un ordre différent de celui dont il a besoin (Henri Bergson)

lage entre les attentes d'un individu et la réalité à laquelle il se confronte. Par ses analyses, Bergson veut détruire les idées négatives comme le désordre, le néant ou le chaos, il s'agit d'une métaphysique de la positivité. »

Conférence-débat sur « Le désordre existe-t-il ? », regards croisés entre philosophies, sciences et arts
De la philosophie de Bergson à la philosophie de Nietzsche © Dealers de Science

« Pour le philosophe allemand Nietzsche, à l'inverse, il existe objectivement du négatif dans le monde. D'où les réflexions autour du couple chaos et organisation, avec à la base une certaine quantité de chaos puis les efforts de la vie pour l'organiser. » Pour prendre un exemple biologique, un être vivant est un ensemble d'éléments chaotique qui a été organisé en organisme, même si le chaos reprend ses droits lors de la mort.

« Nietzsche n'utilise pas le mot ordre, car il lui trouve un écho inquiétant… Pyramidal, englobant, vertical, surtout avec les analyses politiques qui tendent à classer les sociétés selon laquelle est la plus ordonnée, ce qui débouche sans peine sur des autoritarismes. Il préfère à la notion d'ordre celle plus féconde d'organisations, puisque l'organisation est relative à chaque organisme, ce qui permet non pas un ordre mais des organisations. »

Lors de la phase de débat, un exemple politique a éclairé cette dérive possible de l'ordre (que premier ou autre il soit, remarquez) : « Dans le néolibéralisme, le courant ayant structuré l'Union européenne est l'ordolibéralisme allemand. Ce courant définit la société par la valeur de la compétition pure, une idéologie dangereuse porteuse de comportements pathologiques. » D'où la dislocation en cours du modèle actuel, à mon avis.

Sciences : entropie et évolution biologique

Frédéric Barraquand, chercheur en biologie et mathématiques appliquées, s'intéresse aux interactions entre espèces, à la dynamique des populations et au maintien de la biodiversité.

« En science, il n'y a pas d'un côté l'ordre et de l'autre côté le désordre, mais un continuum entre ordre et désordre. Pour le quantifier, la mesure classique du désordre est la grandeur d'entropie. Si un système présente un grand nombre de configurations possibles, alors on a une incertitude sur l'état de ce système, que l'on considère comme désordonné. » De la même manière que la température, l'entropie est un état que l'on calcule, « défini à partir de ce que l'on est capable de mesurer. »

« La notion d'entropie est issue d'une branche de la physique, la thermodynamique, développée à partir du XIXème siècle. Selon la deuxième loi de la thermodynamique, tellement importante qu'elle a été formulée treize ans avant la première, l'entropie d'un système isolé ne peut qu'augmenter. Cela signifie que le désordre d'un système isolé augmente au fil du temps, la seul façon de diminuer ce désordre étant d'apporter de l'énergie depuis l'extérieur. C'est le cas de la surface de notre planète, qui présente des formes d'organisation biologique grâce à l'apport d'énergie solaire (et dans une moindre mesure grâce à la chaleur du sol). » Pour reprendre l'exemple d'un organisme, il est nécessaire d'apporter de l'énergie au corps en se nourrissant, sous peine de finir par se « désorganiser ». Retrouvez d'autres exemples dans l'article L'entropie, une mesure du désordre (cinquième article du journal DES'ODRES, Le média du chaos).

« Cependant, la définition physique du désordre est restreinte. Si on se penche sur une organisation biologique comme la forêt, juger de son caractère ordonné dépend des hiérarch

Un champ peut paraître ordonné, mais au détriment d'une complexité que conserve une forêt organisée différemment
Pour juger du caractère ordonné d'une communauté végétale, quelle critère d'organisation choisir ?

isations que l'on fait. De même, les mutations constituent le moteur de l'évolution des espèces, un moteur qui ne varie qu'en intensité et tourne sans direction ni plan, au hasard. En triant ces mutations, la sélection naturelle (principalement) ordonne ces variations. Ici, le désordre moléculaire aboutit à un foisonnement d'organisations biologiques, que l'on cherche à classer en établissant des liens de parenté à travers les arbres phylogénétiques. Outre l'évolution, ces différences suivant les échelles se retrouvent dans des domaines tels que le cosmos ou le langage. »

Arts : les processus créatifs, chaos et contraintes

Didier Vergnaud, directeur des éditions « Le Bleu du ciel », a fondé « L'Affiche, revue mu

Un exemple d'affiche murale de poésie
Les affiches murales de poésie, exposées dans les médiathèques, les universités, les centres d'art et dans la rue

rale de poésie », avec soixante-dix numéros publiés pendant les vingt ans de sa parution.

« Dans la poésie, on peut trouver des idées d'anarchie et de tension, du hors-norme, une écr

La poésie est le désordre de la pensée (Georges Bataille)

iture de rupture et de contestation, notamment lorsqu'elle est engagée sur des valeurs humaines. »

« La liberté peut s'assimiler au désordre. »

« L'écriture contemporaine présente des discontinuités – ruptures – hybridations. »

« La notion de montage établit un rapport entre la littérature et le cinéma. On rapproche des champs sémantiques et culturels différents, en inventant un contrat humain qui permet de se projeter sur l'Univers. »

« Le désordre préexiste à l'acte créatif, on s'en sert pour dé

Exemple d'une oeuvre de collage
Les œuvres de collage, une mécanique de chaos

gager quelque chose, et pas forcément de l'ordre. »

« Le désordre est un outil, un processus, un mouvement, une faç

Exemple d'un document de travail de type tapuscrit
La pratique de l'écriture est multiple, ici le cas d'un tapuscrit

on de chercher des choses qui crée des richesses et amène à des organisations. »

Enfin, lors de la phase de débat a été posée la question : est-ce que des contraintes techniques comme les alexandrins limitent la création ? À mon sens, seulement lorsqu'elles enferment, puisqu'il ne faut pas perdre de vue que l'on choisit les contraintes que l'on décide de suivre, même si ce choix est lui-même relativement contraint. (Par exemple, en improvisation théâtrale, les catégories sur lesquelles on se propose de jouer servent d'appui à la création.)

Pour Didier Vergnaud : « Dans le cas de l'alexandrin, cette technique a été largement abandonnée, parfois au profit de contraintes encore plus strictes comme dans le cas de l'Oulipo. Toutefois, même avec ces transformations et la recherche de nouvelles organisation, toutes les contraintes ne sont pas abandonnées, notamment la syntaxe. et l'orthografe. »

« En bref : le désordre existe, il est nécessaire et utile à l'état créatif. »


La conférence-débat était animée par Manon Monnier, étudiante à l'IJBA et apprentie à France 3 Pays de la Loire.

J'ai intégré les questions et réponses de la phase de débat dans les développements correspondants du billet de blogue, parce que je ne supporte pas quand ce n'est pas ordonn… organisé à ma manière ;-)

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