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L’intelligence artificielle gagnerait à s’inspirer davantage du cerveau. C’est du moins la conviction de Matthieu Thiboust, auteur du ebook « Insights from the brain : The road towards Machine Intelligence » sorti en avril dernier. Thiboust est chercheur en intelligence artificiel (IA). Fasciné par les neurosciences, il s’est tapé livres après livres sur le sujet pendant des mois et en a fait une synthèse fort bien présentée dans ce ebook gratuit (mais en anglais) destiné à ses collègues. Il voudrait en effet que davantage de ceux-ci s’intéressent plus directement aux avancés de nos connaissances sur le cerveau pour s’en inspirer dans leurs travaux. Comme il le dit lui-même, l’évolution a eu des millions d’années pour explorer ce qui marche et ce qui ne marche pas en termes de réseaux capables d’apprendre et de raisonner. L’IA peut donc faire ses propres essais et erreurs (ce qui pourrait être long…), mais elle peut aussi s’inspirer de l’organisation neuronale dans notre cerveau (et probablement avancer plus vite ainsi). C’est de toute façon ce que fait depuis des décennies l’approche connexionniste de l’apprentissage machine (« deep learning »), avec justement des succès assez remarquables. Mais Thiboust tente de montrer que d’autres intuitions pourraient sans doute surgir si la communauté de l’IA regardait davantage du côté des neurosciences. C’est en tout cas le travail remarquable qu’il a de son côté réalisé dans cet ouvrage.

Le livre est divisé en deux grandes parties: l’intelligence biologique et l’intelligence machine. La première partie sur le cerveau est la plus consistante puisque c’est ce domaine des neurosciences que Thiboust a exploré pour lui-même et ses collègues. Il y aborde d’abord les capacités cognitives du cerveau dans une perspective évolutive et leur origine dans l’action. On voit tout de suite que sa démarche s’appuie sur le bon socle. L’un des aspects les plus utiles de son travail est d’ailleurs d’identifier pour chaque section les auteurs qui l’ont inspiré. Dans ce chapitre d’ouverture, on retrouve ainsi des noms comme György Buzsáki, Paul Cisek, Antonio Damasio, Joseph Ledoux, Giovanni Pezzulo ou Karl Friston. On aurait pu plus mal tomber.

Il aborde ensuite la « machinerie » générale du cerveau. On y parle des neurones, de leur plasticité, de leur organisation en réseau avec d’innombrables boucles, etc. Tout cela est très bien et graphiquement superbement présenté. Thiboust, qui a assuré lui-même la mise en page de l’ouvrage et la moitié des illustrations qui s’y trouvent a un talent de communicateur certain. Chaque page réussit à présenter l’essentiel d’une idée grâce à une phrase d’entête et un schéma qui en saisit l’essentiel. Outre ceux de l’auteur, j’en ai reconnu plusieurs provenant d’articles scientifiques ayant marqué le domaine des neurosciences dans les dernières années.

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C’est certain qu’étant biologiste de formation influencé en plus par les approches énactives à la Varela, Thompson et Cie, il y a forcément certains aspects sur lesquels j’aurais davantage insisté, l’enracinement plus général dans le vivant de tout cela, par exemple (autopoïèse). Mais je comprends que quelqu’un qui vient de l’apprentissage machine voit d’abord dans le cerveau une « machinerie » neuronale. Et moins un réseau de cellules spécialisées dans l’intégration et la communication rapide, mais en constante liaison aussi avec les cellules gliales voisines et tous les autres grands systèmes biologiques du corps humain (endocrinien, immunitaire, cardiovasculaire, etc). L’aspect encore plus incarné du « cerveau-corps », qui devrait toujours être considéré comme une seule et même chose. Cela étant dit, on se rejoint tout de même assez vite dans la suite de l’ouvrage, alors que Thiboust va continuer de mettre l’accent sur la boucle sensorimotrice comme source de toute connaissances sur le monde (point essentiel des théories énactives en général) et sur l’agent autonome qui exécute ces actions sur le monde (l’autonomie étant aussi au cœur de l’énaction à la sauce varélienne).

La troisième et dernière partie à propos de l’intelligence biologique est peut-être celle qui m’a le plus intéressé. Parce que l’auteur choisi de s’y concentrer sur la littérature portant sur le cortex cérébral et plus particulièrement sur son architecture cellulaire. Un choix classique mais logique étant donné la vastitude du sujet à couvrir. À part les liens intimes du cortex avec le thalamus, bien résumé dans le livre, les autres structures sous-corticales comme les noyaux gris centraux ne sont pas couvertes, ce qui aurait nécessité sans doute des mois et des mois de lectures supplémentaires. Mais ce que Thiboust nous offre sur le cortex donne une idée de la richesse de la connectivité au sein de cette structure à la fois laminaire (couches horizontales) et en unités fonctionnelles verticales (colonnes corticales). Thiboust s’est ici beaucoup inspiré des travaux de Jeff Hawkins et de sa plateforme Numenta qui combine justement l’IA avec la neuroscience du cortex. Et en particulier de son forum que je découvre et qui a l’air passionnant.

Finalement, la dernière partie de l’ouvrage intitulée « Back to the code » est celle qui présente les principales approches actuelles en apprentissage machine. Et comment une modélisation plus proche des véritables neurones et des règles d’apprentissage du cerveau pourrait possiblement les améliorer. Il y défend aussi l’idée que l’on doit passer de réseaux artificiels à des agents artificiels si l’on veut franchir les prochaines étapes qui mèneraient vers une hypothétique intelligence artificielle générale semblable à la nôtre. Et pour l’auteur, ce n’est pas avant une bonne douzaine de percées importantes réparties sur plusieurs décennies encore qu’on pourra peut-être y arriver. D’où les inévitables questions éthiques qui en découlent. Celles-ci sont abordées rapidement à la fin de l’ouvrage, mais essentiellement dans une perspective de l’inéluctabilité des avancées dans le domaine de l’intelligence artificiel. Autrement dit, comment éviter le pire ? Mais on pourrait aussi encore avoir le droit de se demander comment aller vers le mieux pour l’ensemble de l’humanité ? Et est-ce que le high-tech est toujours la meilleure voie, ou s’il ne faudra pas se donner une limite un jour, aller vers un low-tech moins performant mais peut-être plus convivial ? Après tout, l’outil qu’on a entre les deux oreilles a beau être d’une complexité inouïe, il cherche toujours à faire quelque chose d’assez simple au fond: donner du sens. Celui de se comprendre étant fort louable, mais celui de la destinée commune de notre espèce à travers cette compréhension de nous-mêmes étant pas mal non plus…

Ce que nous offre en tout cas ici Matthieu Thiboust, gratuitement et en licence Creative Commons en plus, est un outil de plus pour penser ces questions. Un outil unique, fort bien documenté et dans le haut de gamme de la vulgarisation des neurosciences, que vous pouvez d’ailleurs considérer comme mon cadeau non commercial pour ce non temps des Fêtes ! 

p.s. : profitez bien des vacances et du grand air avec vos proches, et l’on se revoit le 11 janvier

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