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Même si la société québécoise contemporaine adopte une vision de plus en plus inclusive de la transitude, des normes traditionnelles de genre y persistent de manière tant flagrante qu’insidieuse. Celles-ci exercent une pression sur les personnes et les institutions qui entourent les jeunes trans et non binaires et nuisent au soutien social qui leur est procuré.

La Charte des droits et libertés de la personne du Québec accorde une légitimité législative à l’identité de genre depuis 2016[1]. Ainsi, les jeunes trans et non binaires (TNB) d’aujourd’hui représentent la première cohorte générationnelle à pouvoir affirmer son identité de genre tant légalement que médicalement avant d’avoir atteint l’âge de la majorité. De2016 à 2019, un projet de recherche canadien, Récits de soins d’affirmation de genre : apprendre des enfants, des jeunes et de leurs familles, a tenté de mieux comprendre les expériences de jeunes TNB et de leurs familles ayant accès à une clinique de soins d’affirmation de genre au pays[2]. L’équipe de ce projet a mené des entrevues individuelles auprès d’un certain nombre de jeunes et d’un de leurs parents. Cet article présente l’analyse des récits de 12 jeunes de 13 à 17 ans ayant participé à ce projet dans la grande région montréalaise en 2018. Cette analyse révèle que des normes sociales traditionnelles sont la principale cause des tensions vécues par ces jeunes dans leurs interactions sociales.

Vers un soutien social

L’adolescence constitue une phase importante du développement social. Tout en se distanciant progressivement de leurs parents, les jeunes accordent une place grandissante aux relations d’amitié et aux pairs, mais aussi au sentiment d’appartenance et d’identité au groupe à l’extérieur de la famille[3]. Cependant, dans une société où les identités de genre dominantes sont cisnormatives * et binaires *, l’expérience de la transitude * peut être singulière, comme l’explique Jeff * (15 ans) : « Le fait que mes pronoms soient différents de quoi mon visage a l’air, ç’a l’air de choquer beaucoup. » 

Pour quelques jeunes, dès le dévoilement de la transitude, des personnes de leur entourage ont offert et maintenu un soutien social. Toutefois, une majorité de jeunes ont aussi perçu des réactions de confusion, de remise en question ou de déni de la part de leur entourage à ce moment : 

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Je sais jamais si [ma mère] pleure parce qu’elle est fière de mon cheminement ou parce qu’elle a de la misère à comprendre, là. […] je sais que le soir, elle pleurait souvent parce qu’elle avait peur pour moi et pour mon futur. […] Moi, je l’ai senti que ma mère était choquée. Elle avait pas une face comme [aspiration], mais je savais. Nous autres, ça nous insécurise, ça prend quelques jours ; ma mère, ça a pris quelques jours avant qu’elle me dise comment elle se sentait par rapport à ça. (Jim, 14 ans)

Parfois, la pression exercée par les normes sociales est tellement forte que des personnes mettent un terme à leur relation avec des jeunes TNB. Par exemple, une grand-mère a complètement coupé les ponts avec une jeune ayant participé à l’étude, alors qu’elles étaient pourtant très proches avant le dévoilement de la transitude. D’autres fois, des personnes significatives sont influencées négativement par l’opinion de tierces personnes, comme l’a vécu une jeune transféminine de 14 ans qui a reçu un texto de rupture après qu’une amie de son ex-copine a dit à celle-ci que la transidentité était « contre nature ». Par ailleurs, ces formes de rejet peuvent avoir lieu dans presque tous les types de relations.

Bien que le parcours vécu avant d’arriver à un soutien affirmé soit souvent cahoteux, différents degrés de soutien sont rapportés au moment de l’étude. À titre d’exemple, les pronoms et prénoms choisis * sont majoritairement employés par l’entourage. De plus, des études rapportent que le soutien semble s’améliorer avec le temps[4]. En effet, l’idée que le genre puisse s’exprimer sur un spectre et non pas exclusivement de manière binaire et celle que l’identité de genre puisse ne pas correspondre au sexe assigné à la naissance impliquent une déconstruction des a priori. Cette déconstruction semble progressivement favoriser un meilleur soutien social : 

Y’a une chose qui a changé et c’est avec mon père parce que avant, quand je me cherchais, avant de faire mon coming out, je mettais du maquillage, je m’habillais un peu girly, comme on dit. Puis tsé, lui, il me disait : « Tu vas pas sortir comme ça ; t’es un gars. Tu vas pas sortir comme ça. » Et je lui disais : « Ben, oui. » Et je sortais avec mes amis, ces affaires-là. Je pense que, quand j’ai fait mon coming out, il a juste compris. « Ah, c’est ça ! » (Éloïse, 16 ans)

Ainsi, la continuité d’interactions réciproques et régulières entre les jeunes TNB et les membres de leur entourage semble progressivement contribuer à une position plus soutenante. 

Les microagressions

Malgré tout, de nombreuses microagressions * ont été et continuent d’être vécues par les jeunes TNB. Au même titre que la stigmatisation et que différentes formes d’agression découlant des normes traditionnelles de genre, le cumul de microagressions peut avoir un effet psychologique dommageable[5]. Par exemple, la majorité des jeunes de l’étude dénoncent un excès de questions maladroites ou indiscrètes de la part des personnes de leur entourage :

En gros, l’été suivant, comme l’été après le secondaire 3, les élèves de secondaire 4 étaient comme : « Pis, as-tu eu la chirurgie ? » J’étais comme : « Oh, man ! Si seulement c’était si simple. » […] Mais pour le secondaire, j’ai eu mon lot de questions […] Je suis pas toujours Wiki trans, tu sais. (Jason, 17 ans) (notre traduction)

Quoique plus subtiles, les microagressions peuvent transparaître même dans des relations relativement soutenantes[6]. Par exemple, même lorsque des parents accompagnent aux rendez-vous médicaux d’affirmation de genre et paient pour les traitements, quelques jeunes perçoivent tout de même un inconfort de leur part à travers des commentaires déplacés ou une difficulté à employer leur prénom choisi. Dans un autre cas, un jeune transmasculin s’est senti incompris par un intervenant de l’école qui a renforcé, volontairement ou pas, la bicatégorisation des genres :

J’ai été voir un intervenant à l’école pour lui dire que j’étais pas bien. Je me sentais pas bien avec la transidentité dans cette école-là et il m’a dit des choses que je voulais pas entendre. Au lieu de me… il était occupé à faire autre chose, puis il m’a dit : « Ah, tu vas voir, quand tu vas être un garçon, tu seras pas capable de faire deux choses en même temps. » Puis, il m’a dit : « Ah, est-ce que tu fais du sport ? » J’ai dit : « Ben, non, pas en ce moment parce qu’avec les vestiaires, je suis pas trop à l’aise. » Puis il dit : « Ah, ben, quel sport de gars t’aimerais ça faire ? » J’étais comme, pas vraiment à l’aise. (Mathieu, 16 ans)

Ainsi, des microagressions peuvent être ressenties à travers l’ensemble des sphères de l’environnement social et envoient le message aux jeunes TNB qu’ils dérogent des normes traditionnelles. 

Des normes sociales omniprésentes

Les normes sociales établies sont aussi véhiculées dans des politiques et des pratiques institutionnelles, ce qui constitue des macroagressions *. Par exemple, les autorités scolaires envoient des messages invalidant l’expérience TNB, en premier lieu avec le code permanent attribué par le ministère de l’Éducation. Ce code alphanumérique mentionne le prénom et le sexe assignés à la naissance, et de celui-ci découlent des codes d’utilisateurs et d’utilisatrices ainsi que les listes de présence. Un manque d’accommodement à ce sujet impose aux jeunes une divulgation forcée et, parfois, répétée de leur transitude. Des jeunes ont à faire valoir l’emploi de leur prénom choisi ou à subir l’appel du prénom qui leur a été donné à la naissance, c’est-à-dire leur morinom, devant tous leurs pairs. En voici un exemple, celui de Paul (14 ans) : « Quand on m’appelle comme ça [morinom], je réponds pas. L’affaire, c’est que la prof répète plus fort après. C’est juste plus malaisant. » De son côté, Mathieu (16 ans) adopte une stratégie plus proactive avec le personnel remplaçant :

Chaque fois qu’il y avait un remplaçant, fallait que j’aille le voir pour tout expliquer ma situation, pour dire : « C’est pas ce nom-là, c’est [Mathieu]. » Donc, c’était un peu lourd encore une fois. Puis, j’avais pas envie de tout le temps le dire, mais j’étais comme obligé de le faire.

Ensuite, l’architecture genrée des toilettes ou la séparation des classes d’éducation physique en fonction du sexe rend la binarité de genre implicite. Lorsque des jeunes se font interdire l’utilisation d’installations sanitaires conformes à leur identité de genre, les directions d’école concernées reconduisent l’idée que le sexe assigné à la naissance prévaut sur l’identité de genre. 

De plus, l’étude confirme que des normes traditionnelles de genre influencent fréquemment les interactions avec les autres élèves, comme des regards, des commentaires, des questions et parfois, même, de l’intimidation. D’ailleurs, Paul (14 ans) a subi des railleries lorsqu’il a commencé à utiliser les vestiaires des garçons, et ce, même s’il avait l’aval de la direction pour le faire : « Ah ! C’est une fille qui va dans les vestiaires [des garçons]. Check-la ! » Par ailleurs, près de la moitié des jeunes ayant participé à l’étude mentionne n’avoir peu ou pas de relations d’amitié à l’école. 

Si l’exposition à la transitude et des interactions avec les jeunes TNB semblent progressivement favoriser le soutien social, la taille du milieu scolaire s’impose toutefois comme un facteur nuisible. Puisque chaque membre du milieu scolaire peut s’éloigner des normes traditionnelles de genre ou les renforcer, la grande quantité de personnes qui composent ce milieu fait en sorte qu’échapper à ces normes peut être complexe. 


Tout ou rien

Indépendamment du lieu de tension ou de la quantité de soutien obtenue, l’opposition entre des interactions soutenantes et celles qui sont source de tensions ternit l’expérience de soutien social des jeunes TNB[7]. À ce titre, un soutien des pairs ne se supplée pas à celui du reste de l’école puisque l’identité de genre peut rapidement être délégitimée dès qu’une personne enseignante se trompe de prénom, par exemple. 

Même le soutien étatique ou l’adoption de politiques demeurent insuffisants s’ils ne sont pas appliqués. En ce sens, plusieurs écoles semblent contrevenir à la Charte des droits et libertés de la personne en se collant davantage aux normes de genre traditionnelles, notamment en refusant l’utilisation d’installations sanitaires conformes à l’identité de genre. Par ailleurs, les manques d’accommodements scolaires répertoriés dans les récits des jeunes auraient pu être évités. En effet, plus d’un an avant l’étude, ces accommodements étaient déjà mentionnés dans des guides de soutien envers les élèves TNB publiés par la Commission scolaire de Montréal et la Table nationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie des réseaux de l’éducation[8]. En ce sens, une récente étude de cas ontarienne fait aussi état de l’écart qui persiste entre les avancées législatives et politiques et leur application dans les écoles[9]. Ainsi, un soutien unilatéral, même au niveau étatique, est insuffisant si les autres milieux ne sont pas au rendez-vous. 

Les jeunes TNB continuent de rencontrer de nombreuses formes d’oppressions réitérant les normes traditionnelles de genre et niant l’expérience TNB. La perception du soutien reçu et et la satisfaction à son égard sont certainement compromises par des interactions explicitement négatives, mais aussi par des formes plus subtilement négatives. Ces oppressions constituent un frein à la recherche d’inclusion de ces jeunes et nuisent à leur bien-être. Ainsi, le soutien social s’inscrit dans une logique de « tout ou rien », c’est-à-dire que toute tension vécue est problématique, peu importe sa forme, son lieu d’occurrence ou la quantité de soutien offert. En l’occurrence, les jeunes en contexte de soins médicaux d’affirmation de genre bénéficient de différentes formes de soutien social dans l’ensemble de leur entourage et probablement en plus grande quantité que d’autres jeunes TNB[10], mais la prévalence de la détresse psychologique vécue à un moment ou à un autre demeure tout de même prépondérante chez cette population. La synergie de toutes les personnes et de toutes les sphères de la société se révèle indispensable pour offrir aux jeunes TNB des milieux soutenants et favorisant leur bien-être. Les normes sociales de genre étant à reconstruire, le soutien social offert à ces jeunes est également en chantier. 

Encadré :

À l’heure actuelle, les données tant nationales qu’internationales concernant la taille de la population TNB ne sont pas encore représentatives de la réalité, et aucun consensus scientifique n’a pu être établi sur ce sujet jusqu’à maintenant[11].

* Pour protéger la confidentialité de l’identité des jeunes ayant participé à notre projet, un pseudonyme conforme à leur identité de genre leur a été attribué.

 

— Un article de Vanessa Fortier-Jordan, étudiante au programme de maîtrise en travail social à l'Université de Montréal

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