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Le débat « blogueurs versus journalistes », qui perdure depuis une décennie, n’a pas toujours été d’une grande rigueur intellectuelle. Et curieusement, ceux qui accusent les journalistes de former un cercle fermé se sont eux-mêmes souvent enfermés dans un piège.

Ok, c’est vrai que les plus dinosaures des journalistes ont eu des mots malheureux, incapables de voir les blogueurs comme autre chose qu’un ramassis d’adolescents avec du temps à perdre. Mais la majorité des journalistes n’ont pas de problèmes particuliers avec les blogueurs dans leur ensemble; en fait, plusieurs sont prêts à les définir sans hésiter comme des journalistes (voir par exemple ce texte de 2002), en autant qu’ils se conforment à des règles d’éthique élémentaires.

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Mais du côté des blogueurs, dans le monde anglophone, ce sont beaucoup des plus actifs, des plus dynamiques et des plus volubiles, qui ont sauté à pieds joints dans les généralisations : la profession journalistique serait un establishment (allez dire ça aux pigistes qui gagnent 12 000$ par an!); les journalistes ne comprennent rien à la science; et ma préférée, « le plus gros du journalisme scientifique est si mauvais que nous nous porterions mieux s’il disparaissait ». Dixit un biochimiste et blogueur ontarien qui a une bonne plume et qui est très actif.

Toutes ces critiques formaient un air connu... avant même Internet! Certains scientifiques ont de tout temps mis la barre tellement haut, que ce qu’ils accepteraient de considérer comme du journalisme de qualité serait un type de reportage tellement long et touffu, qu’il n’intéresserait au final que quelques centaines de lecteurs.

Un des gourous américains du blogue scientifique, Bora Zivkovic, a l’habitude d’y aller de descriptions plus nuancées, mais qui tendent néanmoins à nous conduire à la même destination : le journalisme pourrait disparaître demain matin, puisque les blogueurs feraient désormais la même chose... et en mieux.

Directeur de la communauté des blogues du magazine Scientific American, il y écrivait en décembre un long billet, « La frontière entre science et journalisme devient floue... encore ». Dont l’argument était le suivant :

  • jadis, il n’était pas nécessaire de faire une distinction entre science et journalisme parce que tout scientifique communiquait par un mélange de « quoi de neuf » et de « comment fonctionne le monde »;
  • cette distinction se serait effacée au 20e siècle, à cause d’une montée en puissance d’une nouvelle classe de professionnels, les journalistes, qui se seraient approprié le « quoi de neuf »;
  • toutefois, aujourd’hui, grâce à Internet, la division serait en train de s’effacer à nouveau, pour notre plus grand bien à tous.

Le problème, c’est que l’histoire des médias nous apprend que le journalisme n’a jamais été uniquement « quoi de neuf ». Une bonne partie du journalisme a toujours été aussi « comment fonctionne le monde » (l’explication ou, si vous préférez, la mise en contexte, même la narration). On dit de ceux-là qu’ils font des « dossiers », des analyses, du journalisme d’enquête... ou des documentaires.

Ce journalisme qui recherche la mise en contexte plutôt que de courir après la nouvelle, n’est pas tombé en disgrâce au cours des 100 dernières années. C’est plutôt que la technologie a rendu de plus en plus facile de rapporter le « quoi de neuf ». Et comme toutes les choses plus faciles, donc moins coûteuses, ça a pris plus de place. Une manchette du type « ça vient d’arriver » fait vendre plus de copies qu’une manchette du type « bougez pas, je vais vous expliquer ».

Mais regardez plutôt quel type de journalisme remporte chaque année des prix : celui qui explique. Regardez les textes qui, chaque année, emplissent l’anthologie Best American Science Writing : certainement pas ceux qui ont été écrits en quatrième vitesse.

Conclusion : scientifiques et journalistes n’ont jamais été séparés par « what’s new » et « how the world works ». Il y a toujours eu, et il y a toujours, à l'heure des blogues, un espace commun entre ces deux professionnels, une zone grise.

Ils ont malheureusement eu tendance à s’ignorer superbement, au point de ne pas voir cet espace commun.

Follow the money

Alors que reste-t-il pour distinguer les blogueurs scientifiques des journalistes scientifiques? Comme l’écrit justement Bora Zivkovic, le 20e siècle a donné naissance à des journalistes professionnels, parce que l’explosion de l’information disponible a créé l’obligation d’avoir, dans nos sociétés, un groupe de gens payés pour faire le tri dans cette masse d’informations, payés pour lui donner du sens, et payés pour le faire vite.

Et c’est là qu’on touche du doigt au futur. Qui peut affirmer que la société ne continuera pas d’avoir besoin d’un tel groupe de gens, non pas uniquement de sympathiques dilettantes, mais des gens payés?

La paye est le facteur presque toujours sous-estimé dans ces débats « journaliste versus blogueur ». Pourtant, la paye est beaucoup plus importante qu’elle n’en a l’air. Que la force des blogueurs soit leur expertise, personne ne nie cela (sauf les dinosaures évoqués plus haut!). Mais leur faiblesse, c’est le bénévolat. Si on remplace un journaliste scientifique qui suit ses dossiers depuis des années, par 100 blogueurs scientifiques qui ne s’y consacrent que lorsque leur vrai travail leur en laisse le temps, n’a-t-on pas perdu quelque chose d’important?

Et si de surcroît, ce journaliste scientifique était jadis payé pour rejoindre l’auditoire le plus large possible, alors que les 100 blogueurs rejoignent un fragment d’un auditoire déjà spécialisé, n’a-t-on pas aussi perdu quelque chose d’important?

Je suis personnellement convaincu que nous aurons tôt ou tard des scientifiques blogueurs rémunérés, peut-être par des médias. Dont certains, du coup, changeront de carrière, abandonnant le confort de l’université (ou l’inconfort de charges de cours irrégulières!).

Mais ce jour-là, qu’est-ce qui distinguera ces blogueurs des journalistes?

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