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Vous voulez comprendre les causes profondes de l’ère « post-factuelle »? Alors il ne faut pas trop se focaliser sur les sautes d’humeur de Donald Trump sur Twitter ou sur les fausses nouvelles sur Facebook. Il faut penser à l’évolution des communications. Et au tabac.

 

  • « La manipulation consciente des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique », déclarait il y a un siècle Edward Bernays, le père des relations publiques.
  • « Le doute est notre produit », se vantait il y a un demi-siècle un stratège des communications de l’industrie du tabac.
  • « Cette chose qu’on appelle un fait n’existe pas », lançait la semaine dernière une porte-parole de Donald Trump.

 

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Cette dernière phrase a fait bondir d’indignation, et pourtant, elle n’est pas si étonnante. Choquante, certes (faut un sacré culot!). Mais peut-être était-elle inévitable. Dans un lointain futur, lorsque l'esprit critique sera devenu une chose valorisée dans notre société (on peut rêver), les historiens qui décoderont notre époque découvriront avec surprise que ni les éducateurs, ni les médias, n'avaient vu venir les dérives auxquelles conduiraient des décennies de désinformation scientifique. Songez-y : à partir du moment où des firmes de relations publiques peuvent accéder aux plus hauts honneurs en dépit du fait qu’elles aient piloté une stratégie mensongère sur le cancer ou sur l’avenir de notre planète, qui peut reprocher au citoyen de ne pas tenir le fait en haute estime?

Si, au lieu de désinvestir dans le journalisme scientifique à partir des années 1980, on avait plutôt continué à y investir, l’histoire se serait peut-être écrite différemment. Si les médias avaient été nombreux à souligner et re-souligner ce qui différencie une nouvelle scientifique d’une nouvelle politique, ou une étude scientifique de l’opinion d’un scientifique, si des Détecteurs de rumeurs et autres initiatives journalistiques avaient existé en plus grand nombre pour combattre la désinformation, une plus grande proportion de la population saurait aujourd’hui distinguer le vrai du faux sur Facebook.

La désinformation du tabac

La filiation entre les guerres de désinformation du 20e siècle est une réalité dont on a beaucoup moins parlé dans l’univers francophone qu’anglophone —sauf bien sûr si vous êtes un fan indéfectible de l’Agence Science-Presse. Il s’agit d’une filiation qui remonte à la guerre du tabac : en gros, la stratégie des compagnies de tabac des années 1950 à 1980 a consisté à payer des fortunes en relations publiques pour entretenir l’illusion qu’une incertitude sur un lien entre tabac et cancer subsistait dans les laboratoires. Et ça a marché : jusqu’aux années 1980, une large proportion du public —et des médias généralistes— est restée convaincue que la communauté scientifique continuait d’en débattre —alors qu’elle avait fait consensus depuis les années 1950.

La désinformation du climat

Et le climat, lui? Les firmes de relations publiques qui avaient conçu et déployé avec succès la stratégie pro-tabac sont souvent les mêmes qui ont déployé avec succès la stratégie anti-climat des compagnies pétrolières à partir des années 1980. Mieux encore : ce sont parfois les mêmes scientifiques qui ont servi de « caution morale ».

Si on le sait, c’est grâce aux recours collectifs contre l’industrie du tabac aux États-Unis. Les parties en cause ont dû déposer au tribunal, comme dans tout procès normal, copie de tous les documents pertinents. Ce qui, dans le cas des compagnies de tabac, s’est traduit par des tonnes d’archives —on peut les consulter, la base de données est publique. Ce sont ces archives qui ont permis de prouver que les compagnies de tabac savaient dès les années 1950 que leur produit était nocif. Mais ce sont aussi ces archives qui ont permis aux historiens de découvrir ces stratégies de communication et leurs protagonistes.

Pourquoi veulent-ils désinformer?

Mêmes stratégies, mêmes cibles : là où les compagnies de tabac menaient bataille pour empêcher le gouvernement de réglementer le tabac, les compagnies du charbon et du pétrole menaient bataille —et mènent encore bataille— pour empêcher le gouvernement de réglementer, tantôt la pollution, tantôt les gaz à effet de serre. Et c’est évidemment pourquoi tant de climatosceptiques sont en train de s’infiltrer à tous les niveaux de l’administration Trump. Son futur directeur de l’Agence de protection de l’environnement, nommé cette semaine, est un procureur qui a mené bataille contre les législations environnementales d’Obama, avec le soutien financier de l’industrie pétrolière.

Les mouvements climatosceptiques sont tous nés de cette stratégie : ce sont des associations créées sous le couvert d’un « groupe citoyen » indépendant, mais qui furent financées en sous-main par l’industrie.

Cette longue histoire a été racontée par des livres qui valent le détour. J’en ai recensé certains au fil des années : Climate Cover-Up (2009), par le communicateur canadien James Hoggan. Trust Us, We’re Experts! (2001) par le journaliste Sheldon Rampton. Et mon préféré, Merchants of Doubt (2010), en français Les Marchands du doute, par l’historienne des sciences Naomi Oreskes, de l’Université de Californie.

S’ils n’avaient pas créé le doute, ils auraient perdu la bataille Pour gagner cette bataille, il leur fallait donc semer le doute. « Le doute est notre produit » est une des phrases les plus célèbres des procès du tabac. Elle apparaît sur un mémo de 1969, qui explique qu’il faut répandre dans la population l’idée —fausse— qu’il subsiste un doute sur un lien tabac-cancer. La stratégie, autrement dit, consiste à isoler le public des faits scientifiques.

Quant au climat, c’est un stratège républicain, Frank Luntz, qui a exprimé exactement la même chose en 1998.

 

Les électeurs croient qu’il n’existe pas de consensus sur le réchauffement climatique dans la communauté scientifique. Si le public en venait à croire que les questions scientifiques étaient réglées, son opinion du réchauffement changerait en conséquence. Par conséquent, vous devez continuer à faire du manque de certitude un objectif prioritaire du débat...

 

Le débat scientifique se referme [contre nous] mais n’est pas encore fermé. Il existe encore une fenêtre d’opportunité pour défier la science.

Il ne faut donc pas prendre Trump au pied de la lettre lorsqu’il dit « je suis ouvert d’esprit » sur le climat. Dans les quatre prochaines années, il n’aura simplement pas besoin de dire « je ne crois pas au réchauffement climatique », puisque ceux qu’il a embauchés à cette fin s’en chargeront dans l’ombre.

Mon groupe est meilleur que le tien!

Pour fonctionner, cette désinformation doit cacher un dernier hameçon, que l’on doit à Bernays lui-même. Il disait qu’une stratégie efficace devait s’appuyer sur des gens influents, capables de faire vibrer une corde sensible.

Ainsi, avec le climat, il ne suffisait pas de brandir un docteur climatosceptique pour convaincre les gens. Il fallait toucher la corde sensible qu’était, pour une grosse partie des Américains (et des Canadiens), l’allergie à toute intervention gouvernementale dans le libre marché.

Du coup, on se retrouve devant une opposition non pas sur la base de faits, mais de valeurs personnelles : la gauche ou la droite, la défense du libre marché ou celle d’un bien commun... Depuis la fin des années 2000, des études en psychologie ont fini par faire comprendre aux climatologues, mais ça n’a pas été facile, que d’associer le climatoscepticisme à de l’ignorance était une gigantesque erreur : le fait de croire ou pas au réchauffement climatique a toujours été, avant toute chose, une affaire de valeurs politiques, idéologiques, voire religieuses. On adhère à une idée —et on y reste fermement accroché— de la même façon qu’on s’identifie à un club de hockey.

Or, au cours des 20 dernières années, ces deux camps se sont transformés en camps retranchés. Naomi Oreskes et des collègues à elle, en bons historiens qu’ils sont, ont senti cette évolution délétère : jadis, le camp des pro-tabac pouvait nier que le tabac cause le cancer, mais il n’attaquait pas la crédibilité des recherches de l’autre camp. Répandre l’illusion qu’il existe un débat lui suffisait à atteindre sa cible. Aujourd’hui, « semer le doute » signifie qu’on attaque l’intégrité des scientifiques, on les menace de poursuites en justice, voire de violences physiques. Les climatologues sont corrompus, menteurs, à la solde de l’establishment.

Avec l’aide de Facebook et Twitter

Avec pour résultat qu’à l’orée de 2017, quelqu’un qui dénonce les coupes budgétaires de la NASA sur l’étude de notre planète se trouve catalogué dans le camp des « réchauffistes ». Si ce quelqu’un est scientifique, il renforce l’idée chez les pro-Trump qu’il existe un débat entre deux opinions. S’il est journaliste, il renforce l’idée que « l’autre » opinion est celle de l’establishment, dont font partie les médias. Le climatoscepticisme devient la position légitime à entretenir pour s’affranchir de « l’establishment ».

Pour les relationnistes, c’est une gigantesque victoire sur les faits.

On en est même arrivé cet automne au point où, sur Facebook, de fausses nouvelles étaient plus populaires que de vraies nouvelles. « There is no such thing as fact. »

Ça ne pouvait pas mieux tomber, le président-élu est un adepte de Twitter. Quand il twitte, ce n’est pas à la planète entière qu’il s’adresse, c’est à son électorat qui ne lira que les « nouvelles » propagées par les sites d’extrême-droite qui vénèrent Trump... et auxquels Trump s’alimente pour twitter!

Ceux qui ont élaboré la stratégie « le doute est notre produit », il y a un demi-siècle, avaient tout compris. Il fallait isoler le citoyen de l’influence des scientifiques. Et Facebook, c’est leur rêve le plus fou devenu réalité : Facebook ne se contente plus d’isoler l'électeur des opinions contraires. Il isole l’électeur de nouvelles qui pourraient l’amener à réfléchir.

C’est un rêve de relationnistes, mais c’est un cauchemar pour la société, pour l’esprit critique et pour le journalisme, plus encore pour le journalisme scientifique.

Un retour du balancier?

Heureusement, l’histoire humaine n’est pas linéaire : il y a toujours des retours de balanciers. D’une part, quoi qu’en disent les théoriciens, ces bulles isolant des groupes ne sont pas étanches : la réalité rattrapera par exemple les habitants des Appalaches qui croient dur comme fer que Trump peut ressusciter l’industrie du charbon. D’autre part, le point de rupture auquel nous a mené la déferlante de fausses nouvelles, permet de mettre le doigt sur le très gros bobo : le manque d’esprit critique du citoyen. S’y attaquer constituera une grosse commande, en particulier en éducation. Mais en attendant, les médias ont un rôle à jouer. Pour aider le citoyen à distinguer le vrai du faux, en particulier en science. Pour percer ces bulles trop étanches. Pour aller chercher le citoyen, non pas en lui disant, « vous êtes ignorant », mais en lui pointant du doigt des éléments du réel sur lesquels tout le monde peut s’entendre.

Oui, c’est au Détecteur de rumeurs que je pense en écrivant ça, mais aussi au journalisme scientifique dans ce qu’il a de meilleur.

Pour en arriver là, encore faut-il une alliance. Il faut que les journalistes ne soient pas les seuls à défendre l’idée que les coupures dans les budgets des médias, les fermetures de journaux et le rétrécissement d’une information indépendante, rendent un très mauvais service à la société. Le fait qu’on se retrouve avec cinq à six fois plus de relationnistes que de journalistes pose un réel problème pour la circulation de l’information scientifique. À ce moment de notre histoire où on se retrouve avec des outils numériques qui permettent à tout le monde d’avoir accès au meilleur comme au pire, couper dans un journalisme fort et indépendant n’était pas vraiment la stratégie du siècle.

 

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