
IA, drones et réalité virtuelle, les nouvelles technologies deviennent des armes puissantes dans les conflits, en commençant par la guerre en Ukraine. Et des compagnies que nous utilisons tous les jours veulent en profiter.
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Les GAFAM de ce monde tentent en effet de percer le marché militaire européen, résumait le professeur au Département de science politique de l’UQAM, Simon Hogue, lors d’un récent colloque sur la technogéopolitique au cours du congrès de l’Acfas.
Le spécialiste des technologies numériques et de la surveillance donnait des exemples de compagnies dont certains des produits sont dédiés au jeu, à la logistique ou à la communication, et qui offrent des services de soutien militaire. Ces multinationales du numérique formeraient ainsi un nouveau pouvoir géopolitique influent.
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Trois types principaux de technologies constituent un enjeu stratégique : l’IA, l’informatique quantique et les nanotechnologies. « Ceux qui les maîtrisent ont un avantage et cela crée de nouvelles formes d’inégalités, ainsi que des défis pour la coopération internationale », relève pour sa part Wael Saleh, chercheur à l’Institut des études internationales de l’UQAM et organisateur du colloque.
Le chercheur, également attaché au TRENDS Research & Advisory, un groupe de réflexion basé aux Émirats arabes unis, note encore que ces technologies ont un impact majeur sur les pratiques de diplomatie mondiale, à travers leurs analyses de données massives dans le but d’anticiper les crises majeures.
« Le numérique est trop important pour être laissé aux seuls intérêts des entreprises privées. Ce sont plus que de simples outils, ce sont des acteurs à part entière. Ils redéfinissent les rapports de force des États, influencent les normes commerciales et cherchent à imposer leurs standards », soutient le chercheur.
Sans compter qu’en cas de conflits, les réseaux sociaux peuvent être utilisés à des fins malveillantes et à la propagation de la désinformation. Cela a été vu lors des élections américaines et même européennes, par exemple en Allemagne.
Ces multiplications d’ingérences dans la vie démocratique sont susceptibles de créer du chaos dans de nombreux pays. Et les efforts internationaux pour réglementer ont bien du mal à se mettre en place. C’est plutôt la concurrence entre les compagnies, mais aussi entre les États, qui domine, résume le Pr Saleh.
La Chine aspire ainsi à devenir le leader mondial, par exemple, avec des applications TikTok, et promeut le contrôle des données. C’est la « grande muraille numérique » avec la fermeture du cyberespace chinois, tout comme la Russie », ajoute-t-il.
Il y aurait plus de 9700 centres de données répartis dans 166 pays, dont 3734 aux États-Unis. « Le nombre de données émises double tous les deux ans, ce qui représente un énorme marché à conquérir », sanctionne le chercheur.
Un champ de bataille technologique
Google avait abandonné depuis plusieurs années son motto « Don’t Be Evil ». Mais en février, elle est allée encore plus loin, pour lancer des outils IA capables de servir à la surveillance militaire. « Il y a aussi OpenAI, Amazon et bien d’autres, qui brisent un tabou moral et viennent légitimer un virage militaire de ces technologies, sous prétexte de lutter contre l’impérialisme russe », explique le Pr Hogue.
Palantir, plus connue du milieu industriel et institutionnel, effectue par exemple des démonstrations qui font la promotion de l’intelligence artificielle prédictive « pour gagner les guerres avant qu’elles commencent ».
Ces compagnies deviennent donc des laboratoires de l’innovation militaire. « La guerre est une nouvelle opportunité d’affaires », sanctionne le chercheur.
La promesse de l’intelligence artificielle, selon certains experts, serait même que l’IA militaire s’avère, dans le futur, aussi importante que l’avait été la poudre à canon. Automatisation, autonomisation: c’est la machine qui propose des cibles…
On voit bien en Ukraine à quel point la technologie est importante: « Les mini-drones, c’est une invention interne à l’armée d’Ukraine. Ce pays est présenté actuellement comme un futur leader en technologie militaire en Europe », soutient Simon Hogue.
Toutefois, pour l’instant, on est encore loin des promesses des vendeurs des technologies. La réalité du terrain montre plutôt une guerre encore très industrielle malgré la percée des mini-drones ou la présence de l’IA dans la collecte de données ou dans la prise de décisions militaires.
Les données ne connaissent pas de frontières
Avant le retour de Trump, les États-Unis prônaient la libre circulation des données. Or, aujourd’hui, ce n’est plus seulement la Chine qui promeut le contrôle des données sur son territoire. C’est un discours également présent au sein du gouvernement américain.
Bien qu’il soit « illusoire d’affirmer avoir la maitrise technologique sur son propre territoire », rappelle Karim Benyekhlef, professeur de droit à l’Université de Montréal.
Car en réalité, dans les espaces privatisés de l’IA et d’internet, ce sont les Google, les Microsoft et les autres compagnies, qui règnent. La régulation de la technologie est une histoire de choix géopolitiques et d’un bras de fer inégal entre compagnies et États.
« Les plateformes sont puissantes et les États ont très peu de prise, même s’ils tentent de corriger les erreurs du passé – le laisser-faire instauré au nom de l’innovation– en instaurant des règlements », détaille le chercheur. Deux exemples importants de réglementations: la loi européenne sur l’intelligence artificielle (IA Act) et celle sur le numérique (Digital Services Act).
Il y a aussi le Règlement général sur la protection des données, ou sur la confidentialité des données personnelles, entré en vigueur en 2018 en Europe. Ce serait toutefois plus un outil de conformité qu’un outil législatif. « Cela vise à faciliter le commerce en éliminant la paperasse. Ça a toutefois une intéressante puissance normative », pense Karim Benyekhlef.
Outre-Atlantique, les États-Unis tentent plutôt, sous Trump, de faire rempart à la Chine par des droits de douane. Une stratégie vouée à avoir une portée très limitée.
Dans l’ensemble, en dépit des efforts européens, les États apparaissent le plus souvent comme redevables envers les compagnies qui mettent à leur disposition des outils du numérique et de IA. « C’est une position de soumission, il est nécessaire d’adopter un cadre normatif minimal », conclut le Pr Benyekhlef.