Per Hetland

La recherche en communication scientifique dans les pays nordiques est fortement influencée par la tradition anglo-américaine. Toutefois, il existe un modèle nordique spécifique souvent ignoré par la recherche dans le domaine. Ce modèle repose sur quatre piliers. 


Cet article est tiré du Dossier Culture scientifique, produit par Découvrir #MagAcfas. Les 12 textes en provenance de 10 pays ont été rassemblés par deux spécialistes du domaine, Joëlle Le Marec (Paris-Sorbonne) et Bernard Schiele (UQAM). Ce tour d’horizon accompagne les Journées internationales de la culture scientifique – Science & You, tenues à Montréal, les 4, 5 et 6 mai 2017. 


Une communication culturellement située

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La science, la technologie et la conscientisation du grand public sont des éléments fondamentaux du projet de la modernité. Partie prenante de ce projet, l’université réalise de la formation, de la recherche et de la communication publique des sciences et des technologies (CPST),ses trois principales tâches.

Aujourd’hui, hors de l’université, un large éventail d’individus pratiquent aussi la communication scientifique, tout en contribuant à la recherche elle-même. Ils apportent à cette dernière une rétroaction directe ou indirecte, ou encore, ils proposent des processus médiateurs en termes de partage ou de développement des connaissances, en amont ou en aval de la recherche. Par conséquent, la CPST peut être étudiée sous plusieurs angles.

L’un des objectifs du présent article1 est de décrire les différents modèles de communication scientifique, en tenant compte du lieu où elle se pratique – cette communication étant toujours située culturellement. Il sera ici question de ce qu’on pourrait appeler le modèle nordique de communication scientifique (Nordic model of science communication ou NMSC). 

L’écosystème norvégien

Un volet important de l’approche écosystémique, actuellement, consiste à examiner les nombreux points de vue qui ont alimenté le débat sur la CPST au cours des dernières décennies. On a d’abord mis l'accent sur la participation du public dans les modèles d’interaction experts-profanes, puis l'intérêt s'est porté vers les récits, ou narrations, scientifiques et technologiques produits par la communication scientifique (Davies and Horst 2016, Hetland 2016b).

Ensuite, trois modèles clés d’interaction experts-profanes ont pris place au cœur de la CPST : la diffusion, le dialogue et la participation. Le modèle de diffusion – où la vulgarisation scientifique occupe une place importante – se divise en trois sous-modèles (Perrault, 2013, p. 12-17) :

  • l’appréciation de la science et de la technologie par le public – public appreciation of science and technology ou PAST);
  • l’engagement du public envers la science et la technologie – public engagement with science and technology ou PEST);
  • la compréhension critique de la science par le public – critical understanding of science in the public ou CUSP.

Avec le temps, les trois modèles se sont mis à coexister et à s’influencer mutuellement (Hetland 2014) dans l’espace norvégien, où la communication scientifique est inscrite dans la politique scientifique et technologique nationale depuis 1975. Des forums experts-profanes encourageant la participation ont concrétisé cette politique, et les médias sociaux ont par la suite facilité la création de nouveaux forums mixtes. Le dialogue et la participation sont donc devenus des éléments essentiels de la communication scientifique et technologique, façonnant ainsi l’engagement et l’expertise du public.

Cependant, malgré la prédominance des modèles d’interaction dialogue et participation, il importe d’analyser aussi, du côté du modèle de diffusion, comment la communication scientifique s'exprime en termes d’appréciation. On relève, par exemple, un préjugé favorable envers l’innovation dans le public (pro-innovation bias) (Hetland 2015). D’un côté, les chercheurs s’intéressent aux manières dont on communique l'information sur les nouvelles technologies, et ils contribuent à leur démocratisation; de l’autre, des journalistes jouant, eux, le rôle de traducteurs y participent aussi (Hetland 2012). Lorsque les journalistes vulgarisent une nouvelle technologie, ils contribuent à façonner les attentes envers cette dernière-née. Les chercheurs, eux, se situent plutôt dans une analyse rétrospective et prospective du changement technologique. Par ailleurs, les journalistes sont enclins à faire appel aux émotions; les chercheurs, à la responsabilité. Par conséquent, les premiers « dramatisent » le futur en moussant des technologies ou en transformant des risques en menaces, tandis que les seconds agissent comme des « témoins modestes » (Haraway 1997), s’octroyant le rôle de critiques de la science et faisant part de scepticisme face à l’approche journalistique (Hetland 2016a).

Quant au modèle du dialogue, il est essentiel d’évaluer la place qu’il doit occuper. Ce modèle se structure sur deux axes : l’implication dans le développement du savoir et l'implication dans les processus politiques (Hetland 2011b). Plus les utilisateurs participent à la création des savoirs et prennent position (Rasmussen 2005), plus ils jouent un rôle dans les processus de transformation, de la phase expérimentale à la pratique, en passant par les mesures. Enfin, le modèle participation est analysé selon une étude de cas de sciences participatives (Citizen Science) faisant état d’une délimitation des frontières disciplinaires et organisationnelles pour faciliter les échanges entre les scientifiques, les amateurs/bénévoles et les administrateurs (Hetland 2011 a).

Le modèle nordique de la communication scientifique

Dans la littérature portant sur le modèle du déficit2 (deficit model), le dialogue et la participation sont souvent présentés comme des stratégies pour y remédier. Néanmoins, le dialogue et la participation ne vont pas sans problèmes. Par conséquent, il est impératif d’examiner ce qu’ils impliquent réellement.

En mettant l’accent sur la Norvège et les modèles comme espaces de développement, j’avance qu’il est possible de discerner les contours d’un Nordic model of science communication (NMSC). La recherche en communication scientifique (science communication research ou SCR) dans les pays nordiques est fortement influencée par la tradition anglo-américaine. Toutefois, il existe un NMSC spécifique souvent ignoré par la SCR. Ce modèle repose sur quatre piliers.

Premièrement, le terme « communication scientifique » est toujours compris largement, sciences sociales et humaines incluses (Hetland 2014). Dans la langue norvégienne, communication scientifique se traduit par « communication de la recherche »; c'est là une acception semblable au mot allemand Wissenschaft, qui englobe aussi les sciences sociales et humaines (Davies and Horst 2016). La communication scientifique et technologique est aussi connue dans le milieu universitaire comme le troisième mandat. Ses rôles sont : 1) contribuer à la CPST, 2) contribuer à l’innovation, et 3) assurer la participation du personnel de l’enseignement supérieur aux débats publics. Une des conditions essentielles à la réalisation du troisième mandat est la liberté universitaire (Underdal et coll. 20 06), qui, depuis 2007, est garantie par la Loi sur les universités et les collèges universitaires. Depuis 1990, le Comité norvégien d’éthique de la recherche nationale a émis des recommandations et, selon les Guidelines for Research Ethics in the Social Sciences, Law and the Humanities (NESH 2006) norvégien :

« La communication scientifique implique la communication des idées, des méthodes de travail et des fondements (éthos de la science), allant des domaines spécialisés de la recherche aux personnes extérieures à ces domaines (vulgarisation), tout en incluant les contributions aux débats sociaux basés sur le raisonnement scientifique […]. La communication est aussi l’expression de la démocratie : elle doit participer au maintien et au développement des traditions culturelles, à la formation d’une opinion publique éclairée et à la diffusion de connaissances socialement pertinentes (p. 32-33). »

Dans des études sur la CPST norvégienne qui portaient sur la période 1998-2000, on estimait que chaque membre du corps enseignant universitaire avait écrit en moyenne 2,1 articles « grand public » et apporté 1,4 contribution au débat public (Kyvik 2005).

Deuxièmement, la CPST est considérée depuis longtemps comme un élément crucial d’un contrat social implicite entre la science et la société. En Norvège, ce contrat a graduellement revêtu une forme explicite et écrite – par exemple, dans les lois régissant les établissements d’enseignement supérieur : la loi de l’Université de Bergen (1948), la loi révisée de l’Université d’Oslo (1955), la loi régissant tous les établissements d’enseignement supérieur publics (1995), la loi révisée régissant les établissements d’enseignement supérieur publics et privés (2005). Se sont ajoutés, enfin, une consolidation et un élargissement de la loi sur les universités et les collèges universitaires en 2013, laquelle stipule que les établissements d’enseignement supérieur ont trois mandats : l’éducation, la recherche scientifique, et la communication scientifique et technologique. La présence ici du troisième mandat lui octroie presque une nature constitutionnelle. Cet élément témoigne de la dimension sociale des États nordiques, qui s’exprime par l’accès gratuit à l’enseignement supérieur (Christensen, Gornitzka, et Maassen 2014) et aux retombées de la  recherche (Hetland 2014).

Troisièmement, la CPST tire ses racines historiques de la tradition des Lumières danoises et norvégiennes, de la fin du 17e siècle au début du 18e siècle (Engelstad et coll. 1998). Par conséquent, le troisième mandat est perçu comme une partie importante de l’héritage Humbolt de Bildung, que l’on pourrait définir comme le caractère civique de la formation universitaire (Kalleberg 2011). Kalleberg (2012) établit une nette distinction entre deux rôles possibles pour les universitaires : « Des experts avec des clients ou des intellectuels publics avec des citoyens » (p. 48). Corollairement, dans les pays nordiques, la communication scientifique est fondée sur une longue tradition de dialogue, indépendamment du modèle de communication en jeu (Hetland 2014, Horst 2012, Kasperowski and Bragesjö 2011). Une des figures importantes de cette tradition scandinave de longue durée est le Danois-Norvégien Ludvig Holberg (1684-1754), un professeur qui s’est intéressé aux nouveaux publics issus des Lumières (Kalleberg 2008). Cette tradition du dialogue se reflète manifestement dans les sous-modèles PEST et CUSP – engagement du public envers la science et la technologie, et compréhension critique de la science par le public (Hetland 2012, 2016a) – ainsi que dans le modèle de déficit ou PAST – appréciation de la science et de la technologie par le public (Hetland 2015). Pour ce qui est du PAST, on pourrait avancer que cette volonté de dialoguer prend place dans une société occidentale fortement motivée par la croissance. Enfin, le dialogue est de toute évidence le trait déterminant des modèles de dialogue et de participation (Hetland 2011b, a).

Quatrièmement, le Media Welfare Statemet l’accent sur  « les services universels, la liberté éditoriale, une politique culturelle pour les médias » et privilégie « des solutions de politiques consensuelles et durables, basées sur la consultation d’acteurs publics et privés » (Syvertsen, Enli, Mjøs, and Moe 2014, p. 2). En relation avec le modèle nordique, l’esprit du Media Welfare State ressort dans plusieurs projets de collaboration tels que forskning.no, forskning.se et videnskab.dk, pour n’en nommer que quelques-uns (Hetland 2014). Ces trois journaux en ligne dédiés à la recherche scandinave et internationale sont cités de façon exhaustive dans les médias de masse locaux; rappelons que la communication scientifique gratuite et universellement accessible est à la base d’un public éclairé.

Voilà donc les quatre piliers constituant les éléments centraux du NMSC. Il y a, bien sûr, d’importantes variations entre les différents pays nordiques eux-mêmes, et c’est pour cette raison que le NMSC est un modèle dit « idéal ». Il n'en est pas moins pour autant un important cas d’étude pour penser le nouveau contrat social entre la science et la société.

- Per Hetland, Université d’Oslo, Norvège

L'auteur est professeur associé au Département de l’enseignement de l’Université d’Oslo. Ses recherches couvrent quatre domaines : la communication publique de la science et de la technologie et la conceptualisation; le développement et l’usage de l’information et des technologies de communication; l’innovation, la recherche et l’enseignement; les systèmes d’apprentissage informel. Détenteur d’un doctorat en sciences sociales de l’Université Roskilde (1995), il a réalisé une thèse en communication scientifique à l’Université d’Oslo (2016).

 

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