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Dans un article précédent publié dans la tribune du magazine de l’Acfas et intitulé « Le patrimoine immatériel animal : un monde de comportements à préserver » 1, j’ai expliqué à quoi faisait référence ce nouveau concept. L’idée de base consiste à faire usage de tous les moyens à notre disposition pour enregistrer tout comportement animal qui fait appel soit à un apprentissage soit à une habileté quelconque soit dénote une compréhension profonde de son milieu ou soit encore une combinaison de ces trois critères. Cela dans le but de constituer une immense base de données concernant le plus grand nombre d’espèces animales possible, idéalement donc à l’échelle de la planète. Les informations contenues seraient accessibles à tous. Ces comportements méritent non seulement d’être étudiés, mais aussi, une fois filmés, d’être conservés à des fins éducatives. Mieux sera comprise la vie des animaux, plus seront favorisées les chances de la préservation des espèces.

Diversité des comportements dans le monde animal

Si on se limite simplement à la nécessité de se nourrir, la faune continue de nous étonner par la diversité de ses comportements que ce soit de l’habileté dont diverses espèces font preuve pour attraper leurs proies ou de la ruse pour les attirer ou encore ce qu’elles déploient comme ingéniosité pour se procurer leur nourriture plus difficile à atteindre de par leur localisation. Dans l’article cité au début, j’ai mentionné trois autres catégories de comportements à considérer :

  1. Les comportements rituels (tels que les parades nuptiales).
  2. Les comportements nécessaires à l’élaboration de l’habitat d’une espèce (nids d’oiseaux, tanières, terriers, ruches, fourmilières, termitières…)
  3. Les comportements parmi lesquels on observe l’utilisation ou la fabrication d’outils.

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À ces trois catégories s’ajoute encore tout le domaine des communications entre membres d’une même espèce. Ces comportements ne sont pas toujours visualisables ou audibles par les moyens techniques habituels. Heureusement, les moyens d’investigation issus des progrès de la technologie aident les chercheurs à nous dévoiler toujours un peu plus cet univers bien souvent insoupçonné. Si nous savons maintenant que les éléphants communiquent par infrasons, des sons d’une fréquence trop basse pour que nous puissions les entendre, d’autres espèces, en revanche, telles que le tarsier des Philippines (Tarsius syrichta) par exemple, communiquent en émettant des ultrasons, des sons qui sont inaudibles à l’oreille humaine du fait de leur fréquence trop élevée. En élevant ou en abaissant leur fréquence, ces sons peuvent être rendus audibles et faire l’objet d’enregistrements.

Outre l’émission de signaux sonores, lumineux et olfactifs, la posture intervient aussi chez de nombreuses espèces pour transmettre un message (postures, entre autres, de soumission, de domination, d’avertissement…) En fait, les comportements sont si nombreux dans la nature que nous sommes sans doute bien loin de les avoir découverts tous si bien qu’au vu des menaces qui pèsent sur de nombreuses espèces en danger d’extinction, il apparaît impératif d’établir la description de celles-ci dans les moindres détails.

Des bases de données sur le règne animal

De grandes bases de données sur les espèces animales existent déjà. Dans mon article précédent, j’ai choisi de braquer les projecteurs sur quatre d’entre elles : le projet eBird et la Bibliothèque Macauley du Laboratoire d’ornithologie de l’université Cornell, le projet iNaturalist et le Global Biodiversity Information Facility (GBIF). Comme pour tout projet novateur, une certaine redondance est souhaitable évitant ainsi qu’une seule institution monopolise tout un pan du savoir accumulé au prix de nombreux efforts. Tel que je conçois l’archivage pour ce patrimoine immatériel animal, il faudrait impérativement que tout le contenu soit libre d’accès et libre de tout droit d’auteur. D’autant plus que ce savoir est issu en grande partie d’observations dues à la participation citoyenne. Celle-ci est en fait essentielle à ce projet d’envergure.

Des projets favorisant la participation citoyenne

Les bases de données mentionnées ici fournissent déjà des outils précieux, mais pour qu’un tel projet puisse essaimer un peu partout sur tous les continents, il faut pouvoir le faire reposer sur des assises plus concrètes. Entre autres, la conception et la réalisation de projets à l’échelle de la localité s’avèrent nécessaires selon moi. Avant de concevoir de grands projets d’observation dans les forêts primaires et avant même de coordonner des projets d’excursion dans les milieux naturels, il est possible d’engager la participation de citoyennes et citoyens dans leur propre ville voire dans leur propre quartier. À la base de cette décision, il y a la prise de conscience qu’une ville constitue un habitat pour plusieurs espèces animales et que de ce fait, elle constitue un écosystème. En divers endroits, on a pris conscience que ces écosystèmes urbains sont à étudier et à protéger et, pour certaines de ces zones urbaines, des gens se sont donnés des moyens d’agir en conséquence.

En témoignent les résultats encourageants obtenus par les organisateurs et les participants d’un projet né dans la ville de Saint-Gilles, en Belgique. Connue sous le nom de Groupes moineaux citoyens, cette initiative est née du constat que des populations de moineaux entières certains quartiers de cette ville. Après enquête, on en a identifié la cause : les travaux de réfection des murs et toitures de nombreuses habitations avaient fait disparaître les cavités qui servaient de nichoirs aux moineaux. Dès lors, un plan d’action a été conçu et mis en place  pour leur réintroduction. Structuré en cinq étapes et sollicitant la participation des habitants des quartiers concernés, ce projet s’est révélé efficace si bien que d’autres villes de la Belgique l’ont adopté à leur tour. Voici en gros résumées les cinq étapes du plan d’action de ce projet2 :

  • Installer des mangeoires avec la nourriture adaptée à cette espèce.
  • Végétaliser les endroits des quartiers qui peuvent l’être : jardins, balcons, terrasses…
  • Installer des nichoirs conçus pour cette espèce.
  • Protéger les cavités existantes et en créer de nouvelles.
  • Créer un poulailler lorsque c’est possible.

Au bout d’un certain temps des populations de moineaux domestiques sont venues se réinstaller dans les quartiers de Saint-Gilles qu’ils avaient désertés. Cette initiative réussie constitue un exemple de gestion d’écologie urbaine. Or ce projet adopté par d’autres villes va plus loin. Peu de temps après ont été créés les Groupes de travail moineaux. Erik Etienne, l’un des cofondateurs des Groupes moineaux de Saint-Gilles et de Schaerbeek, écrit : « L’objectif [de ces groupes de travail] est simple, collecter des images et des sons sur le moineau domestique. Le moineau est étudié sous toutes les coutures. Les photographies et les vidéos ciblent les sites de nidification […] les comportements, les interactions avec d’autres espèces, etc. »2 Cela dans le but d’avoir un meilleur contrôle de la justesse de leurs actions sur les populations de cette espèce nouvellement réintroduite.

Et toujours faisant appel à la participation citoyenne, en allant plus loin encore dans la gestion de ce projet, une base de données et un système de cartographie des sites de nidification ont été créés. Il en ressort que tous les éléments sont mis en place pour documenter les comportements de cette espèce en zone urbaine et de façon bien localisée à la fois dans l’espace et dans le temps.

Ainsi des projets de ce type pourraient être repris ; il en existe d’autres, d’ailleurs mis sur pied selon diverses variantes. Le « Groupe de travail Martinet » et le projet « Faucons pour tous » en sont deux autres exemples mis en œuvre également en Belgique.

On peut ainsi imaginer une multitude de projets du même genre mis sur pied dans de nombreuses villes dans le monde avec leur base de données contenant chacune de précieuses informations sur les comportements des diverses espèces étudiées pour leur protection. On pourrait ensuite, dans une étape ultérieure penser coordonner le transfert de cette partie des informations dans de grandes bases de données qui existent déjà.

Couple de faucons
Couple de faucons, Crédit : Wikimedia Commons

 

Intelligence artificielle et reconnaissance d’images dans le domaine de la gestion écologique

Une avancée : l’utilisation de webcams

Bien que la participation citoyenne soit une composante essentielle de ces projets en cours et futurs, diverses avancées technologiques ne demandent qu’à être utilisées pour une meilleure efficacité pour ce type de gestion et pour le bénéfice pour le plus grand nombre de gens.

À cet effet, l’installation de webcams sur des sites de nidification constitue à la fois un outil d’investigation et un moyen additionnels de rejoindre le public le plus large possible attiré par ce que nous dévoile la vie animale. C’est au milieu des années 2000 que l’ornithologue David Hancock commença à installer des webcams au-dessus de nids de pygargues à tête blanche et d’en diffuser ainsi les images en continu sur le réseau internet. Hancock, qui avait étudié cette espèce des milliers d’heures, n’avait pu jusque-là voir une femelle pondre un œuf. Doug Carrick, un retraité résidant sur l’île Hornby, avait installé une caméra lui permettant d’observer sur son poste de télé un couple de pygargues ayant construit un nid dans un arbre sur son terrain et au printemps de l’année suivante, il put observer la femelle pondre un premier œuf. C’est cette scène que put voir Hancock et qui l’incita à faire prendre à l’ornithologie ce virage technologique. Pas moins de 150 nids de pygargues furent inventoriés à Vancouver et ses environs par ce spécialiste.

Bien évidemment, tous les habitats des oiseaux et, a fortiori, de toutes les espèces animales, ne sont pas des nids à aires ouvertes comme celui du pygargue. Heureusement, les caméras qui existent de nos jours sont d’une grande diversité et peuvent exister en version miniature de façon à pouvoir les introduire à l’intérieur de la plupart des endroits qui servent de gîtes aux animaux. Étant de très petites tailles, elles peuvent être installées en nombre quelconque dans un même nid, terrier ou autre lieu fermé servant de repère animal. Pour assurer la communication par onde radio, ces minicaméras pourraient être conçues sur le principe d’un endoscope : à l’autre bout de cet endoscope se trouverait l’antenne émettrice pour la diffusion des images en continu. Là encore, il serait sans doute plus aisé de calibrer ce type de technologie en milieu urbain dans un premier temps avant qu’elle soit généralisée en milieu naturel.

L’une des prochaines avancées possibles dans ce domaine : l’utilisation de l’intelligence artificielle

Du moment que se généralise l’utilisation de webcams pour l’observation du comportement animal, l’entrée en scène de l’intelligence artificielle peut être envisagée à son tour. Cette utilisation est encore récente dans le domaine de la recherche en éthologie dont les travaux de John Joseph Valetta et de ses collaborateurs de l’université d’Exeter, au Royaume-Uni, publiés en 2017, dans la revue Animal Behaviour3, constituent un exemple. Les auteurs présentent une revue des techniques de l’apprentissage automatique (machine learning) pertinentes pour l’étude du comportement animal à l’aide de trois études de cas différents. La seconde de ces études qui nous intéresse ici extrait d’un flux d’images continu les évènements de recherche de nourriture de choucas (Corvus monedula), une espèce d’oiseau de la famille des corvidés. Toujours dans le cas qui nous intéresse, le but premier recherché par cette innovation technologique serait de permettre aux observateurs de repérer plus rapidement les comportements intéressants à étudier sans qu’un être humain doive passer en revue les enregistrements vidéo dans leur intégralité. À cet effet, il serait possible d’apprendre à des machines à identifier certains comportements chez les animaux et d’en isoler les séquences.

À partir de ces travaux et d’autres, on pourrait imaginer que des études menées par des chercheurs dans ce domaine puissent bénéficier de la mise en place déjà existante de l’infrastructure nécessaire à l’observation de diverses espèces issue de projets citoyens de gestion d’écosystèmes urbains. Les équipes de scientifiques pourraient ainsi s’occuper de la partie logicielle en lien avec les algorithmes d’apprentissage automatique. En retour, les résultats pourraient être communiqués directement aux citoyens participants, une fois les travaux publiés tout en permettant par le fait même d’intervenir par des actions plus finement ajustées pour parvenir ainsi à un meilleur contrôle des populations de chacune des espèces étudiées.

Par la suite, une fois ces projets bien rodés, et sans perdre de vue l’idée de patrimoine immatériel animal, l’intelligence artificielle pourrait aider à sélectionner les comportements des espèces étudiées. Les enregistrements de ces comportements pourraient être transférés, à leur tour, dans de grandes bases de données conçues pour être facilement utilisables par le public. Elle pourrait aider aussi à regrouper ces comportements par catégories dans ces bases de données.

L’écologie urbaine comme domaine pour des projets structurants

En résumé, ce serait donc d’abord et avant tout par le biais de projets de gestion écologique urbaine à l’échelle d’un quartier que pourrait se réaliser la collecte de données intéressantes sur les comportements d’une multitude d’espèces animales peuplant désormais les villes. Ces études, au départ menées par des citoyens, seraient susceptibles d’essaimer plus facilement dans plusieurs villes sur notre planète. Dans certains cas, des chercheurs pourraient venir enrichir ces projets en leur adjoignant une expertise technique plus poussée.

Il ressort de cette réflexion qu’il sera plus facile de mobiliser les gens dans bien des cas si plusieurs conditions sont remplies :

  • D’une part, que les gens soient mobilisés sur des projets qui se focalisent pour chacun d’eux sur une espèce en particulier.   
  • Que cette espèce soit en danger de disparition dans un endroit facilement accessible aux citadins et, à ce compte, les écosystèmes urbains sont tout désignés.
  • Que les personnes soient bien informées sur les causes du problème environnemental qui se rattache au projet et des implications de leurs actions. Cela nécessite donc une rétroaction positive de la part des organisateurs de chacun des projets.
  • Ce qui nécessite que les actions des citoyens aient des effets observables à court terme.
  • Et finalement que les citoyens se sentent valorisés de participer aux projets.

Il serait par ailleurs important que chacun de ces projets puisse être répertorié sur un site accessible dans de nombreuses langues de façon que chacun d’eux puisse en inspirer d’autres tout en évitant autant que possible certaines erreurs de parcours qui auront pu être commises lors de l’implantation des premiers projets dans ce domaine. Quoi qu’il en soit, ce travail de réflexion se poursuit. D’autres idées pourraient venir étoffer cette vision porteuse d’espoir pour la Nature et tous ceux et celles qui veulent la connaître et la préserver.

 

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