Un concept en émergence
Depuis plusieurs mois, je réfléchis autour d’un concept qui ne semble pas avoir été discuté jusqu'ici : le « patrimoine immatériel animal ». J’ai en tête le répertoire des communications vocales, visuelles, chimiques tout comme la diversité des comportements1 : rituels, usage d'outils, fabrication d'abris, etc. Certains exemples sont plus évocateurs que d'autres : dans le monde aviaire, les chants et les parades nuptiales; chez les arthropodes, la confection de toiles par les araignées tisserandes. Prenant conscience qu'il sera bien difficile de préserver les quelques millions d'espèces animales vivant actuellement sur notre planète, il m'apparaît impératif de sauvegarder, à tout le moins, ce patrimoine immatériel avant que les plus menacées ne disparaissent. La technologie offre aujourd'hui une vaste capacité d'enregistrement sur support numérique et la participation citoyenne peut amener une aide et une intelligence distribuée et essentielle.
Autant l'humanité a-t-elle le devoir de protéger son patrimoine, tant matériel qu'immatériel, autant, me semble-t-il, elle a le devoir de protéger ce patrimoine immatériel animal.
Un cas d'espèce : le bruant à gorge blanche
Récemment, une étude de Ken Otter, de l'Université du Nord de la Colombie-Britannique, et de ses collaborateurs portant sur le bruant à gorge blanche (Zonotrichia albicollis) a révélé que le chant de cette espèce s'est modifié sur l'ensemble du territoire canadien sur une période d'une vingtaine d'années. La version antérieure ne se rencontre presque plus là où on observe cette espèce au Canada. Elle se terminait par une répétition de trois notes alors que la nouvelle version se termine par une série de deux. Selon l’étude, il n'est même pas nécessaire qu'une espèce disparaisse pour que soit perdue une version de ce patrimoine immatériel : à l'image des langues et des systèmes d'écriture, les codes de communication chez les espèces animales sont susceptibles d'évoluer, et cela, sur une échelle de temps extrêmement courte.
Cela pourrait être le cas éventuellement pour de nombreuses espèces d'oiseaux notamment en ce qui concerne les psittaciformes, avec les perroquets, qui regroupent entre autres les aras, les cacatoès et les conures. Les perroquets apprennent facilement de nouvelles vocalisations faisant évoluer et enrichissant par le fait même ce patrimoine immatériel. Certaines de ces espèces, tel le ara rouge, qui est menacé d'extinction dans son milieu naturel au Mexique, se sont adaptées en milieu urbain. Le cas du cacatoès à huppe jaune maintenant bien implanté dans la ville de Sydney en Australie est à citer également. Ce faisant, de nouveaux comportements transmissibles d'une génération à l'autre sont susceptibles d'apparaître chez ces migrants. Il s'ensuit que la préservation de ce patrimoine immatériel animal, en milieu naturel comme en milieu urbain, grâce aux moyens d'enregistrement et de stockage numériques à notre disposition, permettrait aux générations de chercheurs à venir d'être en mesure d'étudier l'évolution du comportement animal dans toute sa diversité et avec une bien meilleure résolution temporelle.
Une stratégie à grande échelle à définir
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Étant donné l'urgence d'agir dans le cas de nombreuses espèces en voie d'extinction, il importe de mettre en place une stratégie avec certaines priorités en ciblant les milieux naturels les plus menacés. L'archéologie dite préventive pourrait inspirer. Lorsque des travaux d'infrastructures – immeubles, routes ou barrages – s’annoncent, un délai est accordé aux archéologues pour procéder à des fouilles et pour s’assurer que soit sauvegardé ou documenté ce qui a le mérite de l’être. Le même principe pourrait être transposé à la fois pour sauver des animaux et pour enregistrer leurs comportements dans leur milieu naturel lorsqu’aucun accord n'a pu être conclu pour préserver l'intégralité de l’habitat.
D'autres stratégies sont à la disposition des biologistes telle que la reconstitution de récifs coralliens pour réintroduire des vertébrés et invertébrés marins, et ce, grâce à la participation de plusieurs grands aquariums dans le monde. En recréant ainsi de tels récifs reconnus pour la richesse de leur biodiversité, ce sont autant de comportements fascinants, méritants d'être observés, étudiés et partagés qui refont surface. Cette démarche suppose bien entendu de parvenir à maîtriser le réchauffement climatique de la planète pour aboutir à des résultats positifs pour la biosphère à long terme.
Des projets mis en place
L'élaboration de normes communes et d'outils à code ouvert, de même que la création d'une infrastructure basée sur un réseau international est nécessaire à la réalisation d'un projet d'une telle envergure. À cet effet, le Global Biodiversity Information Facility (GBIF) offre un environnement technologique, dans une dizaine de langues, et la caution scientifique recherchée pour accueillir un projet voué à la préservation d'un patrimoine immatériel animal. Le GBIF est un réseau international de recherche financé par les gouvernements de nombreux pays, mis sur pied en 2001 à la suite d'une recommandation formulée en 1999 par le sous-groupe sur l'informatique de la biodiversité du Forum des mégasciences de l'OCDE. Il fournit un accès ouvert aux données relatives à tous les types de vie sur Terre. Les connaissances proviennent de sources aussi diversifiées que des spécimens de musée collectés aux XVIIIe et XIXe siècles ou de photos géolocalisées récemment sur téléphones portables et partagées par des naturalistes amateurs.
Parmi les initiatives de même nature, mises en place ces dernières années, il y a iNaturalist; sans doute l'un des projets de science participative parmi les projets intéressants en sciences naturelles. Initié en 2008, il a reçu la caution de l'Académie des sciences de Californie en 2014. Trois ans plus tard, la National Geographic Society s’y joignait pour en assurer la gestion. Cette plateforme accueille un nombre de projets d'observations des végétaux et animaux sans cesse croissant. Une communauté de plus d'un million de scientifiques et de naturalistes dans le monde intervient pour identifier les espèces photographiées; la plateforme prend en charge les sons, mais non les vidéos.
Le laboratoire d'ornithologie de l'Université Cornell est un autre acteur à l'origine de projets d'envergure tels que eBird et la bibliothèque Macaulay. Au début de l'année 2020, on comptait 184 745 vidéos de 8 965 espèces à la bibliothèque Macaulay, l’une des plus importantes collections au monde de documents audio et vidéo sur le comportement animal. Bien que la plus grande partie de sa collection porte sur les oiseaux, elle comporte aussi de nombreux enregistrements d'amphibiens, de poissons et de mammifères. Elle s'est enrichie ces deux dernières années des collections audio de l'Institut Humboldt de la Colombie, de celle de Niels Krabbe, et celle de l'Internet Bird collection, riche de 127 000 vidéos de 8 860 espèces ayant ainsi presque triplé à elle seule la quantité de vidéos pour ce projet.
Fonctionner en réseau
Avec le projet eBird s'est mis en place un réseau reliant une multitude d'organismes situés sur quatre continents voués à la collecte d'informations sur les oiseaux. Ceux-ci se trouvent dans les Amériques, y compris les Caraïbes, en Europe, en Asie, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Dans tous les endroits concernés, la participation citoyenne est mobilisée. Les informations recueillies sont archivées dans une unique base de données accessible à tous.
Des ateliers sont également offerts par le laboratoire d'ornithologie de l'Université Cornell aux participants qui souhaitent se familiariser avec les techniques d'enregistrement sonore du chant des oiseaux. Ces ateliers ont un volet pratique sur le terrain. Éventuellement, des formations de base pourraient aussi être offertes pour l'enregistrement vidéo du comportement des animaux. La participation de spécialistes d'un peu partout sur la planète nécessiterait de structurer en réseau leurs enseignements afin d'assurer une standardisation d'enregistrement des données sur le terrain.
En conclusion
La concrétisation de ce projet va sans doute nécessiter l'introduction de nouvelles idées dont certaines sont en développement présentement. Avec la prise de conscience toujours plus aiguë de la richesse du monde vivant à travers toute sa diversité, il serait étonnant, à mon sens, qu'une partie significative de notre espèce ne cherche pas à prendre tous les moyens que la technologie met à sa disposition pour sauvegarder dans tous les registres possibles tout ce que la nature en général, et le monde animal en particulier, a à nous offrir pour nous ravir par sa beauté, nous étonner dans ce qu'elle nous dévoile et nous instruire encore et toujours.