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Alors que le gouvernement fédéral annonçait la réorientation du financement afin de prioriser les recherches portées vers l'application, des chercheurs de divers horizons s'interrogent aujourd'hui des impacts à long terme de telles politiques. De passage à Montréal dans le cadre d'un congrès de physique, le Nobel français Serge Haroche est venu vulgariser l'importance d'un équilibre entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée.

M-A : Professeur Serge Haroche, bon matin! Je vous remercie beaucoup d'accorder cette entrevue en plein cœur du congrès de l'Association canadienne des Physiciens et Physiciennes. Vous êtes administrateur et professeur au prestigieux Collège de France, médaillé d'or du CNRS et, depuis l'année dernière, co-lauréat du prix Nobel de physique avec l'américain David Jeffrey Wineland. [SH acquiesce] – bien joué! Le sujet de vos travaux : la manipulation d'états quantiques individuels. En quelques mots, comment avez-vous dompté ces petites bêtes capricieuses, si susceptibles d'être modifiées par l'environnement?

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Haroche : Bien, dans notre cas, on dompte les photons, comme vous dites. C'est-à-dire qu'on piège des photons dans une boîte, dans une cavité aux parois réfléchissantes et on utilise des atomes qui traversent cette cavité pour contrôler l'état du champ et mesurer le champ sans détruire les photons. En fait, ce sont des expériences qui sont un peu particulières parce que d'habitude, lorsqu'on détecte des photons, on les détruit au moment de leur observation. Ici, on cherche donc à les détecter sans les détruire, de façon à pouvoir réagir sur le champ et préparer ces états du champ dans des états spéciaux, des états un peu particuliers qui sont contre-intuitifs. Par exemple, on peu préparer une boîte qui contient à la fois un certain nombre de photons et puis qui est à la fois vide; qui est dans deux états très différents qui, classiquement, sont très difficiles à concevoir. Ce sont des états qu'on appelle des états type « chat de Schrödinger » pour reprendre la métaphore de Schrödinger qui imaginait qu'on puisse préparer un champ, un système, un chat, dans un état qui est à la fois mort et vivant. Donc, c'est un peu une métaphore que l'on emploie pour décrire ces états qui obéissent à une logique très différente de la logique du monde classique dans laquelle on vit.

M-A : Impossible de passer sous silence que votre directeur de thèse – le fameux Claude Cohen-Tannoudji – avait lui-même obtenu un lauréat d'un prix Nobel par le passé, tout comme jadis les travaux du collègue du directeur de thèse de votre propre directeur de thèse avaient mené à l'obtention d'un autre prix Nobel! Donc [ce sont] les travaux du collègue de Jean Brossel, Alfred Kastler qui avaient mené à l'obtention d'un prix Nobel. C'est un exploit assez fantastique pour un même laboratoire de recherche. Avez-vous donc trouvé une recette à prix Nobel?

Haroche : La recette, c'est la possibilité de travailler sur le long terme, avec des équipes que l'on constitue et qui restent soudées, qui travaillent ensemble pour un temps très long, parce qu'il faut, pour faire ces expériences, acquérir une expertise [et] acquérir une expérience de manipulation de ces systèmes qui demandent beaucoup de temps et qui demandent beaucoup d'efforts. Donc, il faut être capable de travailler sur le long terme avec la confiance de la direction du laboratoire, confiance que j'ai eue au départ de la part de Kastler et de Brossel et qui s'est prolongée dans le temps. Et je voudrais dire que la même chose s'est passée dans les laboratoires de David Wineland : lui-même était l'élève de Norman Ramsey, qui lui aussi a eu un prix Nobel et Norman Ramsey était l'élève d'Isidor Rabi, qui avait eu un prix Nobel juste après la Seconde Guerre. Donc, ce sont des traditions. Dans le cas de Dave Wineland, il a changé d'endroit. Il a pu construire à Boulder au National Institute of Standards and Technologie un groupe permanent de chercheurs qui sont restés avec lui sur le long terme et donc je pense que la tradition est un peu la même.

M-A : Ça doit permettre de créer des projets plus ambitieux parce que l'on sait que l'on n’est pas pressé à remettre [des résultats immédiats]. Est-ce qu'il y a d'autres conditions particulières qui ont été réunies dans ce laboratoire? Donc vous nous parlez du fait que l'on vous fasse confiance, qu'on vous demande de faire des travaux à très long terme, en fait, qu'on vous permette de le faire.

Haroche : Oui, une autre condition est que ce laboratoire est à l'École Normale Supérieure qui est une institution qui sélectionne des étudiants brillants dans le système universitaire français et j'ai pu, au cours de toutes ces années, voir passer dans mon groupe des générations d'étudiants formés à l'École Normale ou dans d'autres écoles équivalentes en France. J'ai des étudiants polytechniciens, j'ai des étudiants qui viennent de l'École Normale de Lyon, aussi. Donc on a un vivier d'étudiants extrêmement motivés, qui sont très bien formés et c'est un élément très important pour ce type de recherches.

M-A : En quelque sorte, on peut dire que c'est l'élite scolaire qui est amalgamée. Donc c'est certain que cela doit créer de bonnes conditions. Que pensez-vous qu'apportent de telles recherches, plus fondamentales que d'autres, à la société?

Haroche : D'abord, répondre à un besoin de curiosité : essayer de comprendre ce qu'il se passe au niveau fondamental lorsqu'un atome interagit avec un photon. On essaye de comprendre et de montrer [qu'une] fois que l'on a compris on peut utiliser cela pour mettre en évidence des effets qui, peut-être un jour, vont mener à des applications. C'est difficile de prévoir à l'avance ce qu'il va se passer. Mais, on envisage que ce type d'applications pourra servir à des processus d'information quantique par exemple, d'utiliser cette logique quantique pour calculer ou pour communiquer de façon différente de ce qui est fait habituellement et ici il y a, par exemple, dans ce centre de mathématique où l'on est actuellement, un mathémati... un physi.. un.. un.. euh... je ne sais pas s'il faut l’appeler mathématicien ou physicien, mais Gilles Brassard a proposé d'utiliser la logique quantique pour développer des protocoles de communication quantique qui... qui...

M-A : … qui sont parfaitement cryptés!

Haroche : ...oui, qui pourraient permettre de communiquer sans qu'on puisse violer le secret de ces communications. On envisage qu'on peut le faire en particulier en échangeant des photons dans des conditions particulières. Les expériences que l'on fait ne sont pas directement dirigées dans ce but, mais on pourrait envisager qu'un jour ce genre d'expérience pourrait servir à cela.

M-A : Donc on ne peut pas nécessairement savoir sur quoi l'on va finalement tomber et ce ne sont pas, d'ailleurs, nécessairement ces équipes de recherche qui feront ces applications. […] Vous-même, dans votre conférence, hier soir, vous parliez de technologies qui avaient été nécessaires pour faire vos projets de recherches, comme les lasers, les ordinateurs ou des [outils] aussi larges que l'internet, qui finalement ont découlé de recherches plus fondamentales, à plus long terme, comme sur trente, quarante ans peut-être!

Haroche : Oui, oui. Je pense qu'effectivement, il faut que les sociétés, les pays développés doivent favoriser cette recherche fondamentale non dirigée parce que, un jour ou l'autre, elle peut donner lieu à des applications et même si on ne sait pas quelles sont les applications aujourd'hui, ce qui est sûr est que si on ne développe pas cette recherche fondamentale, il n'y aura pas d'applications. Alors je pense que c'est très important d'avoir un volet de recherches fondamentales qui se développe librement et la définition de la recherche fondamentale c'est qu'elle doit être pilotée par les chercheurs eux-mêmes. C'est eux qui doivent choisir le domaine de recherche qui les intéresse parce que c'est uniquement s'ils ont la curiosité et la passion pour ce qu'ils font qu'ils le font de façon efficace et donc il faut permettre de développer cette recherche librement, en particulier auprès des jeunes chercheurs.

M-A : Justement, au Canada, le gouvernement [fédéral] a récemment procédé à une réorientation des fonds dédiés à la recherche afin qu'elle soit appliquée et qu'elle réponde à des besoins directs de l'industrie et de la société. Comment percevez-vous l'approche?

Haroche : Je pense que c'est légitime que les gouvernements s'intéressent à la résolution de problèmes qui sont importants pour la société, mais il faut le faire de façon intelligente et il faut comprendre qu'il y a un certain type de recherche qui ne peut pas finaliser, qui ne peut pas être dirigé et qu'il faut laisser cette recherche se développer également. Donc il faut trouver un équilibre entre la recherche de base, la recherche fondamentale et la recherche appliquée et cet équilibre doit respecter la liberté des chercheurs.

M-A : Autrement dit, on doit considérer la recherche appliquée, mais on ne doit pas la mettre en avant [au détriment], de la recherche fondamentale. On doit avoir un équilibre entre les deux.

Haroche : Il faut que la recherche fondamentale puisse se développer, qu'elle soit financée de façon libre par les institutions de recherche. Il faut que les universités et les institutions de recherche aient un volet de financement possible pour permettre à la recherche fondamentale de se développer en dehors de contrats trop finalisés. J'essaie de plaider pour cela en France. Il faut que le gouvernement dispose de crédits pour permettre à la recherche fondamentale de prospérer à côté de la recherche appliquée. Il faut également trouver le moyen d'établir des ponts entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée…

M-A : … exactement, parce que souvent, il y a des recherches qui font dans l'un ou dans l'autre et qui sont applicables ou inversement, dans une recherche dédiée à l'application, on découvre quelque chose que l'on peut rapporter en recherche fondamentale. Il faut qu'il y ait une bonne communication. Au fond, vos travaux prouvent qu'il y a un intérêt vraiment sérieux avec la recherche fondamentale, si l'on peut dire.

Haroche : Oui, et on a profité de recherche appliquée puisque, comme je l'ai expliqué hier, les lasers, les ordinateurs, les matériaux supraconducteurs, que l'on utilise dans nos expériences, sont des retombées de recherches appliquées qui elles-mêmes ont profité de recherches fondamentales. Il y a un passage constant de un à l'autre, dans un équilibre qu'il faut trouver. C'est un peu ce message que j'essaie de faire passer. Dans certains cas, la recherche fondamentale conduit vite à des applications. Je prends par exemple le prix Nobel qu'a eu mon collègue Albert Fert : il a découvert la magnétorésistance géante qui était un phénomène physique qu'il a étudié parce que c'était un phénomène à comprendre. Il était motivé par la curiosité. En quelques années, cette magnétorésistance géante a conduit à la fabrication de mémoires extrêmement puissantes qui sont utilisées dans des ordinateurs, mais au départ, il ne s'attendait pas à ce que ce genre d'applications [voient] le jour. Il était motivé par la curiosité et les applications sont venues ensuite.

M-A : Il ne se disait pas : « Je vais créer une mémoire magnétique ».

Haroche : Au départ non! Dans certains cas, l'application vient en quelques années, très rapidement. Dans d'autres cas, il faut des dizaines d'années et c'est ce qui fait un peu la richesse de ce type de recherche : il y a souvent des applications inattendues qui ressortent au bout d'un temps plus ou moins long.

M-A : Je vous remercie d'avoir accordé ce temps dans tout cet horaire qui doit être extrêmement chargé!

Haroche : Oui, merci!

[ Un professeur fébrile, impatient de rencontrer Haroche, entre et amène ce dernier un peu plus loin, pour discuter autour d'un café avec les professeurs Gilles Brassard et Luc Vinet... ]

Marc-André Miron pour La Grande Équation

Merci à la Fondation familiale Trottier et au Fonds de recherche du Québec pour leur contribution à la production de cette émission.

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