Le dossier principal du numéro de septembre 2019 de la revue Cerveau & Psycho porte sur la « cognition incarnée ». Cela donne un bon prétexte pour mesurer le chemin parcouru depuis trois décennies au sein de ce qu’on appelle aujourd’hui les «sciences cognitives» et qui incluent les neurosciences, la psychologie, la philosophie, la linguistique, etc. Bref, toutes les disciplines qui s’intéressent de près ou de loin à « l’esprit humain ». Cela fait beaucoup de guillemets en peu de phrases (incluant le titre du billet!), mais c’est symptomatique d’une difficulté que rencontrent depuis toujours ceux et celles qui s’intéressent à l’être humain, à la façon dont il pense et se comporte. Les mots sont en effet les moins pires outils à notre disposition pour penser le monde, mais ils comportent de nombreuses limites et de nombreux pièges. À commencer par la catégorisation dichotomique, la plus célèbre en ce qui nous concerne aujourd’hui étant celle du corps et de l’esprit.
Héritée de toute une tradition philosophique dont René Descartes est la figure emblématique, cette dichotomie a infiltré, si l’on peut dire, le développement même des sciences cognitives naissantes à partir des années 1950 et 1960. Et jusque dans les années 1970 et 1980 où des philosophes comme Jerry Fodor ou Zenon Pylyshyn ont clamé que le corps n’avait rien à voir avec la pensée qui s’apparentait plutôt à un logiciel d’ordinateur. Le mot cognition avait bien remplacé le mot esprit, mais il restait toujours pris en sandwich entre les inputs sensoriels et les outputs moteurs dont l’enracinement dans un organisme biologique n’était pas pris en compte.
Il aura fallu attendre le début des années 1990 pour que le vent commence à tourner, notamment avec la publication de livre de Francisco Varela, Eleanor Rosch et Evan Thompson « The Embodied Mind » (traduit en français par « L’inscription corporelle de l’esprit ». Ce livre posait les prémisses d’une véritable révolution scientifique en proposant que la cognition est inextricablement liée au corps de l’organisme, résultat non seulement de son histoire de vie personnelle mais également de la longue histoire évolutive de son espèce. Comme toute révolution scientifique, celle-ci n’a pas été adoptée immédiatement, loin de là. Mais les failles et limites de l’ancienne conception où la pensée n’était vue que comme des manipulations de symboles abstraits en a convaincu plusieurs d’élaborer des protocoles expérimentaux testant les nouvelles idées de cette incarnation sensorimotrice de notre pensée.
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C’est donc dans les années 2000 que l’on vit apparaître une foule de résultats démontrant à quel point notre pensée est constamment informée et influencée par le corps. En fait, notre cerveau passe son temps à faire des simulations dans ses aires corticales sensorimotrices pour comprendre le sens des mots, imaginer de nouvelles structures, faire des calculs, etc. Dans les années 2010, ce programme de recherche était devenu incontournable en science cognitive et à partir de là tous les modèles et cadres théoriques proposés se sont fait un devoir de préciser que leur approche était compatible avec cette conception incarnée de la cognition. En fait, certaines personnes commencent même à trouver que l’expression « cognition incarnée » est un pléonasme, un vestige du dualisme cartésien (comme s’il fallait faire rentrer la cognition de force dans le corps !), et que le mot cognition dans son sens moderne inclut dorénavant une seule et même entité (qui inclut pensée, cerveau, corps et même environnement).
Dès les débuts de ce blogue, en 2010, j’ai écrit plusieurs billets sur la cognition et les émotions incarnées, alors que peu de médias grand public s’y intéressait encore. J’ai parlé par exemples des travaux de Kevin O’Regan, d’Alva Noë et bien sûr d’Evan Thompson ici, là ou encore là. Et c’est donc presque une décennie après que son importance fut reconnue par le milieu, et trois décennie après son déclenchement, que monsieur et madame tout le monde peuvent plonger dans cette révolution scientirfique fascinante dans leur magazine préféré… Cela est fort instructif sur le temps qui s’écoule parfois entre un changement important de paradigme en science et sa diffusion plus large dans la société. Et trois décennies ça peut paraître beaucoup, mais quand on s’attaque à une tradition dualiste d’au moins 400 ans, voire quelques millénaires, ce n’est peut-être pas si pire ! Le moment le plus dur (l’époque où ces conceptions devenaient incontournables mais pas encore reconnues largement) étant définitivement derrière nous.
Cela dit, c’est tout un mode de questions et d’hypothèses à tester qui s’ouvre avec ce nouveau rapport entre la cognition et son support biologique. C’est ce que le dossier de Cerveau & Psycho présente, et c’est ce que je n’ai cessé de faire depuis un bon 5 ans maintenant que ce soit à travers mes cours à l’UPop Montréal, ceux à l’Université du troisième âge ou encore mes Écoles de profs, ces demi-journées ou journées de perfectionnement / mise à jour dans le domaine des sciences cognitives que j’offre aux professeurs de cégep.
Je terminerai d’ailleurs par un peu de publicité pour cette dernière. La session d’automne débute actuellement dans les cégeps et si vous y êtes profs non seulement en biologie, mais aussi en psycho, philo, anthropo, etc., allez voir ce que j’ai déjà offert sur ma page de l’École des profs où j’archive systématiquement en pdf toutes mes présentations. Et si certains de ces sujets vous parlent (en particulier celles sur les liens entre cerveau, corps et environnement), pensez à moi lors de votre prochaine journée pédagogique ou de formation ! Je peux aussi remanier les présentations existantes pour m’adapter à vos besoins. En espérant avoir le plaisir d’amener mon corps penser avec le vôtre bientôt…
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En terminant, comme c’est aussi la rentrée des classes pour les plus jeunes, ce passage vers la fin de l’entrevue de ce même numéro de Cerveau & Psycho avec le psychologue Rémy Versace intitulée « Notre corps détermine notre rapport au monde » a attiré mon attention :
« Même si la cognition incarnée reste encore très méconnue dans le domaine de l’éducation, de plus en plus d’enseignants font appel à des méthodes dans lesquelles ils utilisent, sans forcément le savoir, les principes de la cognition incarnée. C’est le cas notamment en mathématiques ; pour apprendre des notions abstraites, il est intéressant de les raccrocher à des expériences sensorielles, à des gestes ou des représentations dans l’espace, etc., de manière à ce que ces règles soient issues des expériences sensori¬motrices de l’élève. […] De même, des travaux ont montré que si on entraîne les enfants à se construire une bonne représentation de l’es¬pace, ils font souvent des progrès en géométrie. Dès cet automne, nous mènerons des études auprès de classes de CE1 sur l’impact cognitif d’activités en pleine nature favori¬sant la simulation sensorimotrice, avec une attention toute particulière pour un transfert possible vers les apprentissages en classe. »
Je venais en effet de lire le matin même ce reportage sur la seule école publique entièrement extérieure au Canada. Le fait que le corps des enfants à cette école est en prise directe avec l’environnement et bouge constamment n’est peut-être pas étranger à son succès.