Dans son récent rapport sur l’avenir du refroidissement, l’Agence internationale de l’énergie sonne l’alerte : le nombre de climatiseurs dans le monde pourrait tripler d’ici 2050, ce qui provoquerait une véritable catastrophe énergétique avec une hausse de près de 50 % des émissions de CO2. Refroidir les bâtiments tout en accélérant le réchauffement planétaire, voilà un paradoxe difficile à accepter. Face à ce constat, des scientifiques de divers pays travaillent sur une alternative écologique : la thermoacoustique, c’est-à-dire la production de froid avec des ondes sonores. Étudié depuis plus de trente ans en laboratoire, ce procédé franchit progressivement le cap de l’industrialisation.
Quel est le point commun entre la célèbre marque de crème glacée Ben & Jerry’s et la navette spatiale Discovery ? Le froid. Au tournant des années 2000, alors que la compagnie derrière les douceurs glacées cherchait de nouvelles façons de garder congelés ses desserts, la NASA voulait trouver un moyen de conserver au frais les échantillons biologiques des astronautes. En collaboration avec une équipe de recherche américaine de l’Université d’État de Pennsylvanie[1], elles ont toutes deux eu l’occasion de tester des prototypes réfrigérants innovants. Contrairement aux réfrigérateurs et congélateurs traditionnels, qui utilisent pour la plupart des gaz appauvrissant la couche d’ozone[2], ces machines particulières dites « thermoacoustiques » se passent de gaz polluants grâce à l’emploi ingénieux des ondes sonores.
Un phénomène moléculaire
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Le lien entre la température et le son n’est pas évident. Le physicien britannique Isaac Newton lui-même ne le considère pas lorsqu’il calcule, en 1687, la vitesse du son, ce qui le mène à une valeur erronée. Un siècle plus tard, le physicien français Simon Laplace réalise que le son modifie la température de l’air quand il s’y propage ; il rectifie alors le calcul[3].
La compréhension de ce phénomène se fait à l’échelle moléculaire. Le son, en se propageant dans l’air, comprime puis détend successivement les molécules d’air qu’il rencontre. Or, lorsqu’un gaz se détend, il refroidit et, inversement, quand un gaz se comprime, il s’échauffe. La variation de pression causée par l’onde sonore induit alors une variation de température. Ce processus correspond au principe de la réfrigération thermoacoustique, qui convertit l’énergie acoustique (relative au son) en énergie thermique (relative à la chaleur).
En se propageant dans l’air, le son d’une voix crée ainsi une variation de la température de quelques dix-millièmes de degrés Celsius (°C). Donc, rien ne sert de crier contre sa crème glacée pour l’empêcher de fondre ! Même à l’intensité sonore la plus élevée que supporte l’oreille humaine, la température n’oscillerait que de 0,02 °C, alors qu’un réfrigérateur traditionnel doit générer une différence de température avec l’extérieur d’une vingtaine de degrés environ[4].
Un design ingénieux
Pour optimiser la puissance du son, le réfrigérateur thermoacoustique est construit selon un design stratégique. Un long cylindre fermé est relié par l’une de ses extrémités à un haut-parleur très puissant chargé de produire les ondes sonores. Ce tube emprisonne du gaz, généralement de l’hélium, qui va successivement se détendre et se comprimer au passage du son. Pourquoi de l’hélium ? Tout simplement parce que ce gaz est relativement abordable, qu’il conduit facilement la chaleur et, surtout, qu’il est inoffensif pour l’environnement, contrairement aux gaz utilisés dans les réfrigérateurs traditionnels[5].
Pour créer des ondes suffisamment puissantes, les chercheuses et les chercheurs se sont inspirés des instruments de musique, qui possèdent souvent un système de résonance capable d’amplifier le son créé. Une longueur appropriée du cylindre permet à celui-ci de se comporter comme un résonateur dans lequel les ondes sonores rebondissent de manière optimale et gagnent ainsi en puissance. La puissance élevée de ces ondes mène à de larges oscillations de pression et donc à une variation importante de température. C’est le principe de la balançoire : quand la poussée est faite au bon moment, une grande amplitude de mouvement peut être facilement produite. Ce phénomène de résonance permet aux réfrigérateurs thermoacoustiques d’atteindre une puissance sonore impressionnante de l’ordre de 190 décibels (dB)[6]. Pour éviter tout risque pour l’oreille humaine, qui serait endommagée à partir de 120 dB, les ondes sonores sont confinées dans le tube de résonance.
Pour faire fructifier au mieux ces variations de température, le réfrigérateur acoustique met le gaz en contact avec un élément solide, appelé « pile », constitué d’un empilement de plaques de métal qui conduisent rapidement la chaleur[7]. Sous l’effet de l’onde sonore, le gaz est contraint de passer au travers de cette pile, toujours dans le même sens. Le gaz fonctionne alors comme une éponge : lorsqu’il est détendu, il absorbe la chaleur des parois environnantes de la pile et donc les refroidit. Puis, lors du passage de l’onde sonore, il se compresse d’un côté (vers la gauche, par exemple), s’échauffe et transmet sa chaleur à la pile, telle une éponge pressée de laquelle s’échappe du liquide. Une fois l’onde passée, le gaz se détend à nouveau, refroidit et retourne à sa position initiale. Puisque l’onde sonore se propage toujours dans le même sens, la chaleur se déplace toujours vers le même côté (gauche dans cet exemple) de la pile, et l’autre extrémité de la pile refroidit au fur et à mesure. La chaleur produite est alors dissipée à l’extérieur de la machine, tandis que le côté froid peut servir, dans le cas d’un réfrigérateur, à refroidir le liquide y circulant. Les modèles les plus avancés de réfrigérateurs thermoacoustiques parviennent ainsi à descendre à des températures cryogéniques de l’ordre de –150 °C[8].
Une technologie prometteuse
Les avantages d’un réfrigérateur thermoacoustique sont nombreux. Tout d’abord, puisque l’onde sonore élimine le besoin d’un compresseur (nécessaire dans les réfrigérateurs conventionnels), un tel réfrigérateur n’exige aucune pièce mécanique mobile, ce qui lui assure une fiabilité accrue et une maintenance réduite. L’absence de compresseur, dont le ronronnement est relativement bruyant, lui confère également l’avantage contre-intuitif d’être parfaitement silencieux, contrairement aux réfrigérateurs traditionnels. Dans ces derniers, le système se met en route et fonctionne à plein régime lorsque la température est trop élevée, puis s’éteint complètement une fois la valeur désirée atteinte. Un réfrigérateur thermoacoustique offre quant à lui une température plus constante puisqu’il se règle comme une chaîne stéréo, simplement par l’ajustement de la puissance sonore. Finalement, et c’est là son principal avantage, parce qu’il ne requiert pas de gaz frigorigènes polluants, le réfrigérateur sonore représente une solution écologique aux systèmes réfrigérants actuels[9].
Pourtant, les réalisations industrielles thermoacoustiques demeurent à ce jour anecdotiques. Difficiles à miniaturiser, ces machines peinent aussi à rivaliser avec la performance des électroménagers conventionnels[10]. À la frontière entre l’acoustique, la thermique et la mécanique des fluides, la thermoacoustique met en effet en jeu des processus complexes que les scientifiques tentent activement de modéliser et d’optimiser[11].
Actuellement, la recherche s’intensifie particulièrement autour de l’emploi judicieux de la conversion thermoacoustique inverse, qui consiste à produire du son à partir de chaleur. Autrement dit, la chaleur peut être convertie en ondes sonores, elles-mêmes converties en froid par la suite[12]. Or, de nombreux systèmes qui doivent être refroidis, tels que les groupes électrogènes, les navires et les camions, génèrent de la chaleur non exploitée. En récupérant cette chaleur perdue, un tel couplage thermoacoustique permet de produire du froid avec pas ou peu d’électricité tout en valorisant de la chaleur qui serait autrement gaspillée[13]. Quelques entreprises se sont récemment spécialisées dans ces applications, réservées pour le moment au secteur industriel parce qu’elles nécessitent une source de chaleur importante[14]. Néanmoins, une fois optimisés et miniaturisés, les réfrigérateurs thermoacoustiques pourraient climatiser silencieusement et écologiquement les voitures et les habitations de demain.
Aujourd’hui, la reconnaissance des enjeux économiques et écologiques de la thermoacoustique ainsi que les récentes avancées dans le domaine font croître l’intérêt envers cette technologie et facilitent son développement pour des applications industrielles spécialisées. Malgré tout, un important effort d’optimisation doit encore être effectué avant que le réfrigérateur sonore soit chose courante dans les maisons.
— Un article rédigé par Charlotte Remy, étudiante au programme de doctorat en physique à l'Université de Montréal