Raie pastenague jaune (Urobatis jamaicensis)

Pouvons-nous commencer à dresser un schéma évolutif pour le codage neuronal? La question peut surprendre compte tenu du fait qu'on ignore encore comment les réseaux de neurones s'y prennent pour coder les informations. Et pourtant, nous connaissons depuis longtemps au moins un mode utilisé pour le codage d'une information particulière.

Dans L'Homme neuronal, Jean-Pierre Changeux relate une expérience menée chez le singe (l'espèce n'est pas précisée). Des électrodes enregistraient l'activité spontanée du nerf vestibulaire de l'animal qui était assis sur une chaise que l'on faisait pivoter. En l'absence de mouvement, les électrodes enregistraient une séquence de 20 impulsions par seconde émises par ces neurones. Si la chaise était tournée dans une direction, la fréquence diminuait à 10 impulsions par seconde tandis que si elle était tournée dans la direction contraire, elle augmentait à 30 impulsions par seconde1.Nous sommes clairement en présence d'une forme de codage par un groupe de neurones. À ce sujet, on peut faire le constat suivant. Tout d'abord, cette façon de coder de l'information fait appel à une activité spontanée d'un groupe de neurones lesquels émettent des impulsions continuellement. Il s'agit donc d'une forme de codage qui demande beaucoup d'énergie. Ensuite et surtout, ces neurones vestibulaires ne peuvent coder de cette façon que 2 informations. C'est un codage de type binaire. C'est en fait le type de codage le plus simple qu'on puisse imaginer. Nous pouvons penser dans ce cas-ci qu'il intervient lorsque le singe tourne la tête à droite ou à gauche.

L'information est intéressante, car on imagine bien que le cerveau d'un primate aussi évolué que celui d'un singe doit faire intervenir d'autres formes de codage neuronal plus évolué. On peut dès lors se demander si les cerveaux des organismes utiliseraient des types de codage de plus en plus nombreux au fil de l'évolution. À moins que ce soit plutôt le type de codage neuronal qui évoluerait au fil du temps. D'autres expériences peuvent peut-être nous aider à y voir plus clair.

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En 2016, une expérience a été réalisée pour tenter de savoir si le cerveau humain pouvait détecter des modifications d'un champ magnétique dont l'intensité avoisine celle du champ magnétique terrestre. Une personne était placée à l'intérieur d'une cage de Faraday pour éliminer toutes les influences magnétiques extérieures permettant ainsi aux expérimentateurs d'utiliser et de modifier à leur guise un champ magnétique. La personne était assise dans le noir sans aucune stimulation sensorielle. La seule modification était celle de l'orientation ou de l'inclinaison du champ magnétique utilisé lors de l'expérience. Résultat : l'amplitude des ondes alpha diminuait quand les expérimentateurs faisaient tourner l'orientation du champ magnétique, mais seulement quand il tournait dans le sens contraire des aiguilles d'une montre. Dans le sens inverse, aucune modification n'était enregistrée. Le même genre d'expérience a été repris trois ans plus tard avec des résultats analogues. Il faut mentionner aussi qu'une modification des ondes alpha a aussi été enregistrée dans les deux expériences quand le champ magnétique subissait un changement d'inclinaison, mais seulement lorsqu'il était incliné vers le bas. Que penser de ces résultats? Nous aurions, ici aussi, l'occasion de rencontrer un codage de type binaire alors que semble ne se manifester qu'une seule des deux composantes de celui-ci. Il se pourrait que ce type de codage, du moins dans ce cas-ci, ait régressé pour ne conserver qu'une seule des deux composantes avant, éventuellement dans le futur, de disparaître complètement. Deux indices peuvent nous conduire à cette suggestion. D'une part, les auteurs prennent soin de préciser que les personnes ayant été testées n'ont eu aucune conscience d'un quelconque changement lors de l'expérience. Ensuite, et surtout, dans l'expérience menée en 2019 avec 34 participants, les chercheurs ont noté une variation très marquée chez les personnes testées : si, pour certaines d'entre elles, l'amplitude des ondes alpha pouvait varier de moitié, chez d'autres, il n'y avait pratiquement aucune variation, quel que soit le sens de la rotation du champ magnétique.

Il est donc possible que le codage de type binaire tende à s'estomper chez l'humain pour éventuellement disparaître. À cet effet, il serait intéressant de connaître le résultat, pour notre espèce, de l'expérience décrite par Changeux chez le singe mentionnée ici. Et il serait tout aussi intéressant de reproduire les expériences de 2016 et 2019 chez plusieurs espèces de singes. Découvrir que ces diverses espèces conservent ce type de codage binaire en enregistrant une modification des leurs ondes cérébrales quand on fait tourner le champ magnétique dans un sens comme dans l'autre nous donnerait une indication de l'évolution de ce type de codage neuronal.

Bien sûr, le système vestibulaire de l'oreille interne d'un singe est une structure bien trop complexe pour être conçue  comme point de départ du plus primitif des systèmes de codage pour le système nerveux. On peut par contre s'attarder sur la magnétoréception telle qu'étudiée dans les expériences de 2016 et 2019. Le fait est que des magnétorécepteurs ont été découverts chez les organismes les plus primitifs : des bactéries. Des chaînes de cristaux de magnétite y furent observées et l'action d'orientation de ces bactéries en présence d'un champ magnétique fut mis en évidence2. Or cette faculté de détecter le champ magnétique terrestre serait partagée par de nombreuses espèces à travers le règne animal :  vers, poissons (saumon), escargots, homards, grenouilles, tritons2,insectes (papillon monarque) sans oublier les oiseaux pour certaines espèces, dont les études ont été menées. On la retrouverait même chez les plantes. Certaines espèces de mammifères sont aussi à inclure : les souris des bois et les rats-taupes utiliseraient cette faculté pour localiser leurs nids2. La détection du champ magnétique par les organismes biologiques serait donc très ancienne. Serait-ce le premier sens qui serait apparu dans le monde biologique? La magnétoréception a, à tout le moins, l'avantage de pouvoir être utilisée dans n'importe quel milieu et en tout temps et en l'absence de toute lumière, d'où le fait de la rencontrer aussi chez les bactéries.

Pour revenir au codage neuronal, l'exemple cité de Jean-Pierre Changeux présente l'avantage de nous permettre d'imaginer ce qui a pu être l'étape suivante de cette évolution. D'un codage binaire au départ (augmentation versus diminution de fréquence des impulsions d'un groupe de neurones), le système nerveux primitif a peut-être passé à une forme de codage plus précis concernant le changement d'orientation. Par exemple pour une rotation du corps de l'organisme de 20 degrés vers la gauche, on aurait eu une augmentation de fréquence passant de 10 hertz à 15 hertz. Pour 30 degrés, à 20 hertz et ainsi de suite dans un sens comme dans l'autre. Des recherches permettront-elles de retrouver un tel type de codage primitif  qui serait toujours à l’œuvre chez certaines espèces? 

 

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