Dans son article «Knowing Patients: Turning Patient Knowledge into Science [1]», la chercheure Jeannette Pols s’interroge sur la relation entre les patients, le savoir et la science: Comment articuler le savoir que les patients développent et utilisent dans leur vie quotidienne? Par quels moyens le rendre accessible et utile aux autres patients? Est-il possible de le «transformer en science» et, le cas échéant, quelle forme de science serait la plus appropriée pour y arriver ?
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La spécificité du savoir patient
S’appuyant sur une étude de cas, l’auteur démontre que le savoir du patient peut être compris comme une forme de «savoir pratique en action». Complexe, cette forme de savoir prend sa source à la fois dans les connaissances médicales et l’expérience de la maladie, d’un point de vue corporel et social.
«(…) chronically ill patients and people with disabilities develop knowledge and techniques to interpret, appreciate, and shape their daily lives with disease in a good way. ‘‘Good’’ here is a matter of tinkering and weighing, of coordinating and translating knowledge, technologies, and advice from various sources, including medical practices and technologies. From an epistemological point of view, it is a ‘‘messy’’ knowledge, involving many different techniques, values, and materials.» [2]
Ainsi, le patient utilise différents types de connaissances et de savoirs qu’il traduit et adapte pour développer des stratégies concrètes lui permettant de rendre sa vie quotidienne acceptable. L’aspect de l’appropriation est important ici, car l’on assume souvent que le savoir médical entre dans la vie des patients sans être altéré. Ce qui ne s’avère pas être le cas, selon l’auteur, car si le savoir du patient ne se situe pas en dehors du savoir médical, ce dernier ne s’y retrouve pas non plus intact et inchangé.
En ce sens, l’auteur dresse un parallèle intéressant avec le savoir du clinicien qui emprunte, en quelque sorte, le même chemin pour traduire et adapter les connaissances de la recherche biomédicale à sa pratique clinique, dont l’objectif est d’améliorer la vie quotidienne des patients:
«Contrary to laboratory pratices, clinical knowledge does not aim to accumulate knowledge, but is a form of practical knowledge that aims to improve the daily life of individual patients (Mol 2006; Moser, 2010). Where labotary science aims to create facts using procedures designed to ban subjectivity and error, clinical knowledge derives its authority and reliability from the experience of the clinician who calls on many observations of patient’s reaction to treatment and advice in the ongoing process of observing, intervening, and evaluating this particular case. Does the patient improve? If not, what could be the next step? Clinical knowledge is about tinkering and adjusting.» [3]
Pour l’auteur, le savoir spécifique du patient n’est pas complètement différent du savoir médical, mais n’est pas son égal non plus. Son application, avant tout pratique, tient également compte du contexte social dans lequel le patient évolue, ainsi qu’à ses valeurs, ses priorités et son projet de vie.
Pour mieux illustrer comment se manifestent concrètement ces enjeux et se développe ce savoir, Pols présente une étude de cas où des patients atteints de maladie pulmonaire obstructive chronique retournent à la maison, munis d’une webcam pour communiquer entre eux, au terme d’un séjour de trois mois en clinique. L’auteur souhaitait analyser ce que les patients avaient appris en clinique, quelles étaient les difficultés rencontrées une fois à la maison et observer l’utilisation de la webcam dans ce contexte.
Connaî tre ses limites et réagir de manière appropriée
Dans le cadre de leur séjour en clinique, les patients ont appris à identifier et à évaluer leurs limites et leurs capacités pulmonaires. Or, la vie de tous les jours est bien différente de l’espace protégé de la clinique et les techniques acquises se confrontent à la réalité du quotidien. Comme le souligne une des patientes interviewées, les activités les plus banales, comme prendre une marche avec des amis, peut devenir problématique, car elle se retrouve rapidement hors d’haleine. Loin de la clinique et de la théorie, la question «Qu’est-ce qu’une limite ici et maintenant?» se pose dans un contexte social qui appelle un autre répertoire de solutions.
Cette question n’est pas anodine et sert de point d’ancrage au processus où le patient cherche la réponse la plus appropriée à la situation. En effet, comprendre que l’on a atteint la limite de sa capacité pulmonaire n’est pas suffisant, il faut également prendre une décision qui est adaptée au contexte social et aux difficultés physiques: Dois-je expliquer aux gens que je souffre d’une maladie pulmonaire? Demeurer derrière quand les gens marchent trop vite pour moi? Prendre une médication? Consulter mon médecin à ce sujet ? Ce processus de décision relève davantage de l’improvisation que de la mise en application d’un plan ou d’une habileté:
«This calls for improvisation rather than putting a plan to use or appying a skill. Suchman (2007) uses the term situated actions to refer to these kinds of improvisations. There is no primary cognitive strategy, wich one then puts into practice, but repertoires of possibilities to react to a situation.» [4]
Le répertoire d’actions et/ou de réactions possibles dans une situation donnée est également évalué en fonction de l’énergie requise, des arrangements nouveaux que le patient doit effectuer pour appliquer la meilleure d’entre elles. Cela exige de résoudre constamment de nouveaux casse-têtes et d’effectuer ce calcul avec des variables toujours changeantes.
La communauté de pratique: le corps comme baromètre
L’utilisation de la webcam par les patients dans l’étude de cas a également permis de mettre en lumière le rôle que peut jouer une «communauté de pratique» dans un contexte de santé. Ainsi, les patients ont découvert un lien entre leurs difficultés respiratoires et la pression atmosphérique avant une tempête, qui a le même effet sur eux qu’une randonnée en montagne.
En effet, une baisse de pression de l’air signifie qu’il y a moins d’oxygène disponible, demandant des respirations plus fréquentes. Derrière cette observation, ce savoir, il y a une proposition qui relève des lois de la physique, même si ce n’est pas l’objectif visé. Les patients tentent plutôt d’identifier ce qui se passe dans leur corps et quelle peut être l’origine de ce malaise. Une fois identifiée, les patients peuvent partager des conseils et des idées pour trouver des stratégies leur permettant de rendre leur situation plus confortable en attendant que la tempête passe, au lieu d’aller à l’urgence, par exemple, si leur inquiétude ne trouve pas de justification satisfaisante.
Les membres de la communauté se sont donc consultés pour savoir si leurs corps réagissaient à la variation atmosphérique, à l’instar de baromètres, ou s’il pouvait s’agir d’autre chose (par exemple, si la difficulté respiratoire leur était propre). Le contraste avec le savoir médical est frappant ici: le corps constitue à la fois le problème et l’instrument pour diagnostiquer le problème.
Cette communauté de pratique est devenue, en quelque sorte, un «réseau de corps», des «stations de mesure», permettant de créer un savoir collectif dans une situation particulière. La technologie, même modeste comme la webcam, a rendu possible cette démarche.
Le Web social et la diffusion du savoir patient
D’autres exemples rapportés par l’auteur font état de moyens et de trucs expérimentés par les patients qui sont utiles pour mieux composer avec les aléas de la maladie et leurs activités quotidiennes. Selon Pols, il est primordial de mettre en valeur les solutions que les patients peuvent déployer pour améliorer leur qualité de vie (même si cela apparaît minime) et ce, en dépit de la sévérité de la maladie. Ces stratégies pragmatiques peuvent ne pas fonctionner pour tous les patients, mais à tout le moins, elles ne causent pas de torts si elles sont tentées.
Il serait toutefois absurde de réaliser des études et des tests pour les évaluer, selon l’auteur, l’enjeu étant plutôt de les diffuser et de rendre accessibles ces ressources dans la perspective d’améliorer la qualité de vie des patients. Dans ce contexte, Internet et les plateformes du Web social peuvent devenir des vecteurs intéressants:
«In the litterature on the experience of illness, the category of experiential knowledge is very broad and encompasses many different types of experiences. There are also many places on the Internet where patients share knowledge in may different ways, varying from the ''collection of stories'', to artistic expressions and the assembling medical data on sites such as ''www.patientslikeme.com''.» [5]
À l’heure actuelle, l’information qui est partagée sur le Web par les patients ne bénéficie pas de structures qui en garantirait une meilleure accessibilité. Pols estime que des organisations de patients, en collaboration avec des scientifiques et professionnels de santé, pourraient exercer un leadership et créer, par exemple, des bases de données pour colliger ces précieuses informations:
«The collection and sharing of techniques also links well to current web-based Internet communities of patients presenting advice and commenting on each other’s stories. These web sites may, however, be hard to find for others, and often contain many different types of information, ranging from personal stories and insights, to tips, emotional revelations, and reviews of local care providers. Often, the techniques are enfolded in individual accounts. It may well be a role for patient organizations to collaborate with nursing scientists and social scientists in order to organize these kinds of materials and make the techniques more easily available to their members. The job here would be to create databases that are accessible to patients as well as professionals.» [6]
Conclusion: transformer le savoir du patient en science
Le savoir expérientiel demeure un concept un peu vague, qui peut inclure plusieurs types d’expériences. Pour mieux comprendre et analyser comment les patients prennent soin d’eux-mêmes et des autres, l’ethnographie est l’approche privilégiée par l’auteur. Pols dresse même un parallèle entre l’élaboration du savoir patient et le travail du chercheur: les deux tentent de dégager du sens dans un monde qui ne leur est pas familier et de trouver les mots pour formuler ce qui s’y passe:
«There are parallels between their engagement in knowing-now and the material semiotic work the ethnographer has to do; both try to make sense of a world that is not familiar to them, to find words to frame what is going on, and to learn by consulting others and by trying out how to act in different situations.» [7]En outre, pour l’auteur, deux aspects des connaissances du patient peuvent être transformés en science:
«The paper argues for two alternatives to state-of-the-art medical research to turn patient knowledge into science: ethnographies of knowledge practices (how patient knows) and the collection and making accessible of techniques (what patient know).» [8]
Ici, transformer le savoir patient en science signifie donc de le traduire ou le transposer dans un savoir ethnographique dans la perspective d’en avoir une compréhension plus fine et de le diffuser à un public plus large:
«The ‘medical anthropology of knowledge’ that hence emerges would make insights in the practicing of patient knowledge available to others-researchers, patients, professionnals, and Policy makers.» [9]Il s’agit assurément de pistes de recherche pertinentes pour l’avenir.
Ce texte a d'abord été publié sur le site Communication santé 2.0
Références:
[1] Pols, J. (2014). «Knowing Patients: Turning Patient Knowledge into Science», Science, Technology, & Human Values, 39(1), 73-97.
http://sth.sagepub.com/content/39/1/73.full.pdf+html
[2] Idem, p. 75 [3] Idem, p. 78 [4] Idem, p. 81 [5] Idem, p. 77 [6] Idem, p. 90 [7] Idem, p. 89 [8] Idem, p. 74 [9] Idem, p. 89