Un organisme vivant situé dans un environnement a constamment devant lui des « occasions d’actions ». Comment décide-t-il à tout moment du prochain comportement qu’il va exécuter ? La question de la décision a traditionnellement été posée dans le cadre de l’approche computationnelle comme une résolution de problème, l’exemple paradigmatique étant peut-être celui du jeu d’échecs .
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Comment décide-t-on du prochain coup aux échecs ? Constatons d’abord que ce type de « problème » à résoudre par un raisonnement rationnel nécessitant une longue délibération n’est pas le type de décisions que nous prenons le plus souvent dans une journée et que nos ancêtres ont eu à prendre constamment durant notre longue évolution . Celles-ci s’apparentent beaucoup plus à un choix entre prendre cette pomme-ci ou cette pomme-là, attaquer ce groupe de zèbres ou celui-là, ou simplement passer à droite ou à gauche de cet arbre devant nous.
S’inspirant de processus de haut niveau plutôt minoritaires et récents en termes évolutifs comme les décisions aux échecs, le modèle classique d’une prise de décision peut se décliner comme suit : d’abord la consultation des informations mémorisées pertinentes --> puis le choix d’une option adéquate (la décision) --> et finalement la planification d’une action qui va ensuite être exécutée par le système moteur (vu ici comme un simple effecteur corporel de l’action). C’est aussi ce qu’on pourrait appeler le modèle « neuro-économique » de la prise de décision, avec un calcul des coûts – bénéfices, des risques encourus, une simulation mentale des conséquences possibles, etc.
Le problème, c’est que cela ne correspond pas aux données que l’on observe. Simplement parce qu’on ne peut pas généraliser la prise de décision à partir de processus de si haut niveau bien trop récents évolutivement parlant pour avoir ce pouvoir explicatif global. Il faut donc revenir à la pomme (j’allais dire d’Adam…) et aux… lions !
(voir la diapo de Cisek sur le blogue du Cerveau à tous les niveaux)
Car pour un lion dans la savane devant un troupeau de zèbres, l’environnement lui donne déjà plusieurs options, plusieurs affordances pour son prochain repas. Et ses décisions vont, en quelque sorte, émerger de la géométrie du monde. Comment ? Ce qu’a pu observer Cisek dans ses expériences de laboratoire conçues pour reproduire au plus proche ce genre de situations naturelles, c’est l’activation en parallèle de plusieurs populations différentes de neurones dans le cerveau de l’animal (dans son cas, le singe).
(voir la diapo de Cisek sur le blogue du Cerveau à tous les niveaux)
Ces différentes régions cérébrales activées spécifient, d’une certaine manière, plusieurs actions potentiellement intéressantes. Une compétition a alors lieu entre ces différentes populations neuronales et bientôt il y en a une qui « gagne », c’est-à-dire qui est sélectionnée.
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Au lieu de décider d’abord et de spécifier ensuite les commandes motrices, on spécifie d’abord des possibilités d’action potentiellement intéressantes, et on décide ensuite d’une de celles-ci. C’est donc carrément l’inverse ! S’il y a par exemple deux choix possibles, on observe un recrutement d’activité neuronale dans deux populations de neurones différentes, et puis soudainement, il y en a une où l’activité cesse rapidement alors que l’autre augmente radicalement la sienne pour amener l’exécution du mouvement.
(voir la diapo de Cisek sur le blogue du Cerveau à tous les niveaux)
Et tout cela est dynamique, en temps réel. Cela veut dire qu’à mesure que le lion avance vers le groupe de zèbre qu’il a choisi de poursuivre, il est constamment amené à faire rapidement d’autres choix en fonctions des accidents de terrain et des trajectoires des zèbres qui courent devant lui. Et c’est la même chose pour nous quand nous marchons sur un trottoir achalandé pour ne pas foncer dans une autre personne. Ou quand un joueur de soccer se faufile avec le ballon entre deux défenseurs. À tout moment, son action définit ses prochaines options que son cerveau va commencer à préparer en parallèle avant qu’une de celle-ci ne s’impose, soit sélectionnée, et débouche sur un geste concret.
Différentes régions cérébrales peuvent être sollicitées par l’environnement à un moment donné, de sorte qu’on ne peut associer la prise de décision à une structure cérébrale particulière. Autrement dit, la compétition peut se gagner à différents endroits dans le cerveau . C'est, en gros, l’« Affordance competition hypothesis » de Cisek et ses collègues représentée schématiquement ci-dessous.
(voir la diapo de Cisek sur le blogue du Cerveau à tous les niveaux)
Ce schéma montre aussi que plus l’on a de temps pour prendre une décision, plus il y aura d’interactions possibles entre plusieurs régions cérébrales. Dans le cas d’un coup aux échecs, plusieurs délibérations possibles illustrées par les flèches rouges pourraient par exemple être effectuées.
Ces « représentations pragmatiques » distribuées dans de nombreuses régions du cerveau suggèrent aussi que le « problème de liaison » n’en est plus un pour la prise de décision puisque l’on n’essaie plus d’encoder une représentation symbolique unique qui correspondrait à telle décision. D’autres concepts, comme celui de mémoire, sont aussi revisités à la lumière de cette nouvelle approche. Nos souvenirs seront ainsi considérés comme des « affordances potentielles », des options supplémentaires par rapport à ce qu’il y a dans l’environnement immédiat.
On peut dire aujourd’hui que beaucoup de recherches en sciences cognitives, en robotique par exemple, s’éloignent de la métaphore trompeuse avec l’ordinateur et se tournent vers ce type de cognition incarnée où cerveau, corps et environnement sont intrinsèquement liés.
Paul Cisek Cortical mechanisms of action selection: The affordance competition hypothesis Neural mechanisms for interacting with a world full of action choices