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La primatologue Sabrina Krief se passionne pour les plantes que mangent les chimpanzés. Elle s’intéresse plus particulièrement à celles qui goûtent le moins bons –les amères et les astringentes– que ces singes consomment quand ils sont malades.

Ces plantes constituent actuellement de «nouvelles pistes pour la santé humaine». C’était d’ailleurs le titre de la conférences présentée par la maître de conférence au Muséum national d’Histoire naturelle (France) au Biodôme, mercredi dernier. Cette activité était organisée par Espace pour la vie et l’Association des communicateurs scientifiques (ACS). Rencontre avec une scientifique sensible qui lutte pour protéger les grands singes...

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ASP - Où résidez-vous?

Sabrina Krief - Je suis sur le terrain deux à trois mois par année, au parc national de Kibale, au sud de l’Ouganda, mais le reste du temps, je vis en France. Je travaille pour le Muséum national d’Histoire naturelle, où je fais de la recherche et j’ai une charge d’enseignement au niveau master (doctorat) en anthropologie et ethnobiologie. Le cours s’appelle Homme, Nature et Société et me permet de parler des relations des hommes et des primates.

ASP - Parlez-nous de votre travail dans le Parc national de Kibale…

Sabrina Krief - Mes travaux de recherche portent sur la santé des chimpanzés et les plantes qu’ils consomment. Je m’intéresse plus particulièrement à l’automédication. En premier lieu, nous devons établir une relation de confiance avec une communauté de chimpanzés afin de pouvoir les observer– nous gardons une distance d’au moins 5 mètres pour protéger leur santé et la nôtre. Nous avons mis douze ans à approcher la première communauté. Nous suivons ces singes toute la journée et nous prélevons de l’urine et des selles, notamment pour faire le suivi des parasites intestinaux. Nous avons une belle collection de crottes de chimpanzés au Muséum (rire)! Nous notons leur régime alimentaire, particulièrement les aliments inhabituels tels les plantes amères et astringentes ingérées par les individus malades. Nous étudions ces plantes pour vérifier si les molécules qu’elles contiennent peuvent être utiles pour soigner les humains. J’ai d’ailleurs isolé deux molécules de la Trichilia rubescens efficaces contre le parasite du paludisme et découvert que l’Albizia grandibracteata combat les troubles intestinaux. Cette zoopharmacologie nous a permis d’étudier 1500 parties de plantes.

ASP - Qu’est-ce qui vous fascine chez les grands singes?

Sabrina Krief - Leur vie sociale. Ils ne vivent pas toujours en communauté. Ils se dissocient en petits groupes où il y a de fortes interactions, des retrouvailles –ce qu’on appelle «fission/fusion». On apprend beaucoup à les observer. Ce qui m’intéresse particulièrement, c’est comment ils se servent de leur milieu et des plantes pour se nourrir et se soigner. Par exemple, ils ingurgitent des feuilles poilues qu’on retrouve dans les selles avec des parasites du système digestif collés dessus, un peu comme du velcro. De plus, ils utilisent certaines feuilles pour nettoyer les plaies. Tout cela, les petits l’apprennent en observant les adultes et les jeunes plus âgés. C’est un apprentissage passif, il n’y a pas d’enseignement entre les mères et leurs petits, bien que celles-ci puissent aider leur progéniture à ployer une branche ou à arracher une écorce.

ASP - Parlez-nous de vos récents travaux de recherche…

Sabrina Krief - Nous étudions, en ce moment, une nouvelle communauté de chimpanzés afin de connaître leur culture en rapport avec les plantes. Comme cela ne fait que trois ans, nous sommes encore à gagner leur confiance. Nous nous penchons sur l’anthropisation et la résilience des grands singes face aux dérangements liés aux activités humaines. Nous cartographions les déplacements des groupes par rapport aux différents éléments du paysage (pente, marécage, disponibilité des aliments, etc.) pour comprendre ce qui influence leur répartition dans la forêt. Je m’inspire des travaux du primatologue Richard Wrangham –qui a étudié l’automédication des grands singes.

ASP - Avec votre mari, le photographe Jean-Michel Krief, vous avez créé l’association Projet pour la conservation des grands singes . De quoi faut-il les protéger?

Sabrina Krief - De l’homme, ou plutôt de ses activités perturbatrices (chasse, routes, etc.). Étant donné que la chasse et la cueillette ne sont plus autorisées dans les parcs nationaux, cela suscite une pression très forte de la part des populations locales qui se traduit parfois par des conflits. Pour éviter que les traditions locales ne disparaissent, nous avons entrepris un projet de conservation comprenant un jardin de plantes médicinales ouvert au public qui permet aux villageois de (re)découvrir ces végétaux et de se les réapproprier. De plus, nous avons remarqué qu’il y a beaucoup de méconnaissance au sujet des grands singes; les enfants qui habitent à deux kilomètres du parc de Kibale ignorent, par exemple, qu’une femelle n’aura que trois petits dans toute sa vie, un très faible taux de reproduction. Nous avons donc conçu des malles pédagogiques qui circulent en Ouganda, au Gabon, en République du Congo et en France pour aider les animateurs à faire connaître la forêt et les grands singes aux écoliers et aux villageois. Elles comprennent des jeux, des moulages de crâne, des rideaux de douche montrant les différences anatomiques entre les espèces de singes, des gants en latex en forme de main et de pied de singe, etc. C’est un moyen ludique et adapté au contexte local d’enseigner l’empathie. Nous rêvons de construire un centre de sensibilisation pour les enfants, qui serait le prolongement des malles pédagogiques et qui organiserait des visites en forêt.

ASP - Quel message voulez-vous livrer avec votre conférence?

Sabrina Krief - J’aimerais dire à ceux qui achètent des meubles ou construisent leur patio en bois exotique qu’il est important de se soucier des écolabels de traçabilité des bois. L’un des dangers qui guettent les grands singes est la déforestation, qui les prive de leur habitat. Il faut aussi éviter de consommer de l’huile de palme –présente dans les cosmétiques, les biscuits ou le Nutella– car on pratique des coupes à blanc pour cultiver ces palmiers, ce qui menace grandement les orangs-outans. Nous devons prendre conscience que ce que l’on consomme peut nuire aux grands singes et faire pression sur les marques de commerce. De plus, il faut penser à recycler, à réutiliser le papier et à limiter son empreinte écologique.

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