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Six heures du matin à l’office d’immigration de Trondheim, la troisième plus grande ville de Norvège. Population : 155 000 habitants. Déjà, une bonne dizaine de personnes d’origine africaine, moyen-orientale ou venant de plus loin encore, s’entassent dans le portique de l’édifice...

C’est qu’il faut arriver bien avant l’ouverture des guichets pour accéder au Saint-Graal des lieux - la machine qui distribue les tickets pour la file d'attente - et espérer ainsi rencontrer un fonctionnaire de l’immigration le jour même. Je le sais, je connais la chanson. Cette fois je viens pour le renouvellement de mon permis de travail, qui est expiré depuis trois jours.

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À sept heures, nous voilà maintenant une trentaine, en comptant les enfants, à s’efforcer de ne pas faire de mouvements inutiles : le moindre geste déclenche l’ouverture automatique de la porte extérieure, et l’air automnal qui s’y engouffre ce matin est plutôt froid.

Vers dix heures, c’est mon tour de me présenter au guichet. La dame qui se tient derrière est intraitable : « Votre permis est expiré, il vous faut recommencer le processus à zéro, débourser à nouveau les frais requis de 3000 kr (600$) et vous retrouverez votre permis de travail dans onze mois. »

... onze mois?

Je lui explique les raisons de ce retard : mon épouse, Norvégienne, a un employeur norvégien. Anthropologue, ses recherches portent sur le Canada. Par conséquent, nous y habitons une partie de l’année. Moi, étant Canadien et travaillant là-bas sur une base contractuelle, aurais-je dû quitter femme, enfant et travail expressément pour venir ici y recevoir un tampon ?

Mais la dame me répond que ce n’est pas de sa faute à elle si on a choisi d’aller au Canada.

Fort bien, sauf que dès le mois de juillet, j’avais pris la peine d’envoyer un courriel au service d’immigration de Trondheim pour faire le point sur la situation : comment m’assurer du renouvellement en bonne et due forme de mon permis ? Aurait-il été possible de régler l’affaire via l’ambassade norvégienne au Canada ?

La réponse est venue par courriel automatique : mon cas serait évalué dans le courant des deux prochaines semaines. Après deux semaines, pas de nouvelle. J’ai envoyé deux autres courriels par la suite, aucune réponse.

« Ah ! Mais il aurait fallu nous écrire une lettre ! », répond la dame. « Des courriels, on en reçoit tellement qu’on n'a pas le temps de les lire tous », me dit-elle le plus sérieusement du monde.

En 2010, une lettre plutôt qu’un courriel? Êtes-vous certaine, madame, que vous n’auriez pas préféré un télégramme chanté ?

...

L’envie m’est venue de pousser un grand cri, comme le personnage sur la toile de Munch. L’envie m’est venue, en dernier recours, de raconter à la dame les efforts que j’ai fait ces dernières années pour vivre comme un bon Norvégien : je fais de mon mieux pour apprendre la langue, j’ai monté et descendu Besseggen, j’ai lu Peer Gynt, j’ai mangé du Rakfisk, du Rømmegrøt et de la pizza Grandiosa. Même qu'à chaque fois, j’ai terminé mon assiette.

Quel besoin est-il aujourd’hui de me reléguer au travail au noir?

Je ne voudrais pas avoir l’air de faire la morale à un pays déjà très fort sur la morale, mais les autorités de l’immigration pourraient-elle prendre note des nouvelles réalités du monde ? En l’occurrence, la mobilité des travailleurs dans un monde globalisé ainsi que l’apparition du courrier électronique.

Y’a-t-il à ce point déjà trop de Norvégiens en Norvège qu’il faille inciter les étrangers, par cette sorte de zèle bureaucratique, à quitter le pays?

Les conversations qui agitent la caféteria de mon école où Africains, Asiatiques et quelques autres d’encore plus loin viennent apprendre le norvégien, me laissent penser que ces absurdités bureaucratiques, dont je suis loin d’être la seule victime, soient à la base même d’une stratégie bien pensée. Absurdités bureaucratiques qui sont peut-être l’extension institutionnelle d’une xénophobie ordinaire qui, au royaume de Norvège, revêt souvent le masque bien innocent de l’indifférence.

En sortant du bureau de l’immigration, je suis allé dans un café écrire cette lettre qui a été publiée dans un quotidien norvégien quelques semaines plus tard. Je me consolais en pensant qu’il y avait pire que moi. Tous ces réfugiés, demandeurs d’asile qui pouvaient attendre jusqu’à trois ans avant de recevoir une réponse. En trois ans, ils avaient le temps de s’intégrer, d’apprendre la langue. Quant aux enfants qui fréquentaient la garderie ou l’école primaire, ils étaient devenus de véritables petits Norvégiens.

Puis un jour qu’on le l’attend plus, arrive la réponse de l’immigration : candidature refusée. Quand les familles ne quittent pas elles-mêmes le pays, c’est la police qui s’en charge, en débarquant aux petites heures dans une maison ensommeillée. Direction l’aéroport, direction nowhere. Je ne voudrais être cet éducateur, à la garderie, qui doit expliquer aux petits amis pourquoi Ali ne reviendra plus.

Forcément, ce blog va parler d’exil. Il va parler de la Norvège du point de vue d’un immigrant.

Je vais aussi tâcher de ressortir mes habits d’ethnologue pour aborder différents sujets : climat, littérature, luminosité, cuisine, sport, chicanes de voisins, musique, famille royale, vie quotidienne, etc.

Autant de sujets qui, je l’espère, parviendront à esquisser une sorte d’ethnographie non autorisée du Royaume de Norvège!

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