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Entre scientifiques et journalistes, il y a un gros malentendu : celui voulant que le « mauvais journalisme » se résume à de « l’ignorance ». Autrement dit, si seulement on pouvait mieux les « éduquer », ces vilains journalistes, la science dans les médias serait de bien meilleure qualité.

C’est un mythe, comme en témoignent régulièrement des gens, des deux côtés de la barrière (et davantage ces dernières années, semble-t-il). Au congrès annuel de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS), auquel j’ai assisté à Washington à la mi-février, l’historienne des sciences Naomi Oreskes —auteure du livre Merchants of Doubt, résumé ici— le soulignait :

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La communication scientifique a fait une erreur conceptuelle, celle du déficit de connaissances. Il est très clair qu’il existe beaucoup de gens très scolarisés qui n’acceptent pas le réchauffement climatique. Les gens ne nient pas le réchauffement parce qu’ils sont en déficit de connaissances; et les choses ne seraient pas soudainement différentes si ces gens possédaient plus de faits.

Une intervention appuyée quelques minutes plus tard par celle du journaliste environnemental Andrew Revkin :

En tant que journaliste travaillant depuis plus de 25 ans sur des questions telles que le réchauffement climatique, j’avais mes propres présomptions à l’effet que l’information pourrait changer la façon dont les gens pensent et se comportent. Mais plus je fouillais la littérature en sciences sociales, sur la façon dont l’information est ou n’est pas absorbée, plus je réalisais que ce travail du journaliste n’est pas aussi simple.

Et par le climatologue Gavin Schmidt, du Centre Goddard de la NASA, connu pour son blogue Real Climate, qui partageait le panel avec Oreskes et Revkin : « c’est le contexte politique et culturel qui entraîne le déni [des Américains] à propos des changements climatiques, de l’évolution et des vaccins, pas l’ignorance ».

Dans un autre atelier la veille, Tom Rosensteil, du Project for Excellence in Journalism (auteur de l’annuel State of the News Media ) était venu quant à lui rappeler aux scientifiques une réalité qu’ils ont trop souvent tendance à balayer sous le tapis : l’état du marché n’est pas brillant, et les coupures budgétaires entraînent inévitablement une prolifération des reportages les plus superficiels et les moins coûteux possible.

Mais l’explication par le déficit de connaissances a la vie dure : chaque fois qu’apparaît un reportage contenant des erreurs ou des imprécisions, il n’y a rien de plus facile que de visualiser les médias sous la forme de cruches qu’il aurait fallu remplir. Qui plus est, cette vision correspond au modèle de transfert de connaissances auquel les professeurs ont été préparés très tôt : du haut —ceux qui savent— vers le bas —ceux qui ne savent pas.

Or, c’est oublier qu’il y a, partout, quantité de journalistes scientifiques qui « savent ». Que des formations professionnelles, y compris sur des sujets scientifiques, sont devenues la norme dans toutes les associations de journalistes du monde occidental. Que plusieurs gagnants de concours de journalisme scientifique, comme la Bourse Fernand-Seguin au Québec, gagnent leur vie comme journalistes, y compris dans de grands médias... mais qu’ils n’y traitent jamais de science. Ce n’est sûrement pas parce que leur éditeur a jugé qu’ils étaient en déficit de connaissances.

L’échec du « modèle du déficit »

Et comme l’a constaté Andrew Revkin en dépouillant la littérature en sciences sociales, ce n’est pas comme si c’était une idée inédite.

- En réaction à une enquête récente sur l’ignorance des Américains face aux changements climatiques, David Ropeik, professeur à Harvard et consultant en perception de risques, présentait le déficit de connaissances comme une préoccupation surfaite. Sur la question du climat, dit-il, « quelle différence ferait un public plus informé? Jusqu’à quel point même une parfaite connaissance des faits de base amènerait-elle les Américains à prendre plus au sérieux cette menace? » - Dans un rapport publié au début de 2010, Do Scientists Understand the Public? , le journaliste américain Chris Mooney faisait le même reproche aux scientifiques : « ils présument que si seulement leurs concitoyens en savaient plus sur la science et cessaient d’être dans un état de déficit de connaissances, une relation plus saine entre la science et le public émergerait ». - Dans ses travaux sur la perception du risque, le sociologue Baruch Fischhoff a en gros écrit (dès 1983!) que notre capacité de réaction —ou d’indignation— aux changements climatiques dépendrait autant, sinon plus, de facteurs psychologiques que de connaissances factuelles. - Enfin, si le concept même de « déficit de connaissances » en science (le deficit model) peut être vu comme l’héritage d’une époque, le XIXe siècle, de grande foi en la science, source de résolution de tous les maux, le concept a aussi été récupéré par les chercheurs en communication des années 1980... dont plusieurs l’ont en fait récupéré à seule fin de le discréditer!

Le plus étonnant n’est donc pas que le modèle du déficit de connaissances ait été discrédité dans ce panel de l’AAAS. Le plus étonnant est qu’il soit encore et encore nécessaire de le re-discréditer, comme une mauvaise herbe qui ne cesse de repousser.

--- À suivre dans la 2e partie: Quelques faits...

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