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Lundi, les citoyens du Canada seront appelés à choisir leurs représentants. Il s’agit d’un exercice essentiel, mais dont peu de gens connaissent toutes les implications. En effet, le geste de voter lui-même a été analysé sous toutes ses coutures. Il y a cependant un aspect dont on entend rarement parler: celui de l’analyse mathématique. En effet, le vote peut être analysé suivant une approche mathématique. Il s’agit en fait d’une branche des mathématiques connue sous le nom de «théorie du choix social».

La première question est de savoir si le suffrage universel fait sens. En effet, lorsque la démocratie est réapparue après de siècles d’absence, la question de laisser le peuple décider lui-même de son avenir s’est posée. En effet, comment peut-on laisser une population ignorante prendre des décisions alors qu’il existe des experts qui sont beaucoup plus qualifiés? Cette question se posait déjà à l’époque de la Grèce antique. Ainsi, Socrate mis en garde Alcibiade sur le fait que les rois des pays voisins bénéficiaient d’une formation à la gestion de l’état depuis leur enfance. La justification formelle du suffrage universel a été produite pour la première fois par le marquis de Condorcet en 1795. À ce niveau, Condorcet reprenait l’argument de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, selon lequel l’opinion de la majorité est légitime car elle exprime la volonté publique.

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Condorcet démontra la pertinence de cette vision à partir d’un argument probabiliste: en effet, dans la mesure où le citoyen moyen à moins d’une chance sur deux de se tromper, la somme de tous les votes des citoyens a très peu de chance d’être erronée. Cette démonstration est connue sous le nom du théorème du jury de Condorcet. Depuis, cette interprétation a été validée dans de nombreux cas. Seules les situations où un petit nombre de personnes possèdent effectivement l’information nécessaire pour faire un choix échappent à cette règle. Ainsi, je me souviens d’un vote tenu lors de l’Assemblée Générale de l’Union Astronomique Internationale, portant sur l'utilisation des systèmes de coordonnées spatiotemporelles. Tout le monde avait alors appuyé la résolution, mais pratiquement personne n’était en mesure de la lire! Il est à noter que dans des situations politiques conventionnelles, le taux d’erreur de l’électorat est très élevé. Ainsi, lors du référendum de 1995, le politologue André Blais a démontré qu’environ 50% des électeurs votaient à l’encontre de leur position politique!

Si le théorème du jury de Condorcet justifie la pratique du suffrage universel, il a aussi comme corollaire que le vote de l’individu a très peu de pouvoir. En effet, le pouvoir en démocratie, c’est le pouvoir de faire basculer la décision de l’ensemble des individus. En 1946, le psychiatre et mathématicien anglais Lionel Penrose calcula la probabilité que cela se produise, en se basant sur la loi binomiale et en supposant que p=q=0,5 est inversement proportionnel à la racine carrée du nombre d’électeurs. Cependant, cette interprétation est erronée, car elle ne s’applique que dans ce cas limite. Dans le cas plus général, ou p≠q, la probabilité de faire changer le résultat électoral est minuscule. Par exemple, lors du référendum de 1995, une des situations les plus serrée de l’histoire, la probabilité que le vote d’un électeur change le résultat était de... 1×10-142! Si on fait la somme de tous les cas de figure possibles, le pouvoir d’un électeur est alors inversement proportionnel au nombre d'électeurs total. Dans ces conditions, on se demande qu’est-ce qui peut bien pousser un électeur à aller voter! Cette situation est connue sous le nom du paradoxe de l'électeur.

On pourrait croire que dans ces conditions, la démocratie ne peut se tromper. Eh bien non, car lorsqu’il y a plus de 2 candidats, le théorème de Condorcet ne tient plus. En effet, en raison de la division du vote, il n’est plus possible de garantir que le gagnant de Condorcet soit effectivement élu. Le gagnant de Condorcet étant celui qui battrait tous les autres candidats dans des campagnes face à face.

Rapportée pour la première fois par Pline le Jeune en 105 de notre ère, cette faiblesse a été redécouverte par le philosophe catalan Ramon Lull au XIVième siècle, par Nicolas de Cuses au XVème siècle, par le chevalier de Borda et le marquis de Condorcet au XVIIIème siècle, et au XIXème siècle par le mathématicien Charles Dogson (mieux connu sous le nom de Lewis Caroll). Cependant, il faudra attendre la deuxième moitié du XXème siècle pour que l'étude des modes de scrutin s’établisse comme champ de recherche à part entière.

Pire, il est mathématiquement impossible de concevoir un système électoral permettant de choisir le candidat le plus populaire à coup sûr. C’est au mathématicien et prix Nobel d'économie Kenneth Arrow que l’on doit cette démonstration. Si la pluralité est un piètre mode de scrutin pour une telle tâche, il en existe de bien meilleurs. Ainsi, une multitude de modes de scrutin ont été imaginés (antipluralité, assentiment, Baldwin, Black, Borda, Bucklin, Copeland, Condorcet, Coombs, Dabagh, Dogson, par évaluation, Hare, Nanson, Simpson, à deux où plusieurs tours, pour n'en nommer que quelques-uns). Chacun de ces systèmes possède ses forces et ses faiblesses. La pluralité étant quasiment le pire système, n’étant battu que par l’antipluralité où l’on vote contre le pire candidat; ce qui est effectivement une façon horrible de choisir le meilleur candidat! Il n'y a pas actuellement de consensus de la part des experts sur le meilleur mode de scrutin à adopter. Néanmoins, certains bénéficient du support de bon nombre de chercheurs: la méthode de Condorcet, la méthode de Borda et le vote par assentiment.

Dans le cas de la méthode de Condorcet, on demande à chaque électeur de donner un ordre de préférence entre les options. Ensuite, suivant la définition du gagnant de Condorcet, on fait des face à face entre chaque paire de candidats. Le candidat gagnant contre tous les autres est désigné gagnant. Le problème est qu’en pratique il peut y avoir des situations où il n’y a pas de gagnant de Condorcet. Ainsi, A peut battre B, B battre C et C battre A. Ce phénomène est appelé cycle de Condorcet. Il est l’équivalent géométrique de l’escalier infini de Roger Penrose (fils de Lionel). Il existe toutefois des méthodes pour casser ces cycles. L’approche de Kemeny-Young étant la plus populaire. Cependant, comme l’analyse des données est complexe, cette méthode a peu de chance d’être adoptée.

La méthode de Borda, fut proposée en 1770 par le physicien français et héros de la révolution américaine, Jean-Charles de Borda. Avec cette méthode, l'électeur classe les candidats suivant l'ordre de ses préférences. Les candidats reçoivent alors un nombre de points qui diminue avec leur rang. Ainsi, s'il y a cinq candidats, le premier reçoit quatre points, le deuxième trois points, le troisième deux points, le quatrième un point et le dernier aucun point. Le gagnant est simplement celui qui totalise le plus de points. Bien qu’elle ne garantisse pas l’élection du candidat de Condorcet, elle le donne gagnant dans la plupart des cas (95%).

Dans le cas du vote par assentiment, l’électeur n’est plus restreint à voter pour un seul candidat, mais peut donner son appui à autant de candidats qu’il le désire. Bien que proposée dans sa version moderne dans les années 70, son origine remonte à la République de Venise, où il fut utilisé de sans interruption de 1268 à 1797. Le Secrétaire général des Nations unies est aussi élu de cette façon.

En plus de ne pas élire le gagnant de Condorcet, la pluralité pousse l’électeur à voter de façon stratégique. Ainsi, on se retrouve le plus souvent avec deux candidats très forts et des candidats mineurs. Ce phénomène est appelé loi de Duverger. Dans ces conditions, le théorème de Condorcet s’applique la plupart du temps. Toutefois, depuis une génération, la complexité de la politique québécoise s‘est largement accrue. Une situation similaire se produit en ce moment au fédéral. Il semble que les électeurs votent de plus en plus de façon sincère, ce qui donne une autre distribution de vote : la loi de Gregory. Cette situation nous expose à une perte de légitimité des gouvernements et une augmentation de l‘instabilité politique. Par exemple, le taux d’erreur dans le choix des gagnants serait de l‘ordre de 20% à 30% dans les conditions actuelles! Pis encore, quand le vote stratégique diminue, ce mode de scrutin favorise les partis extrémistes car le vote centriste tend alors à se diviser entre plusieurs partis.

Pour faire face à cette situation, de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer un changement à notre mode de scrutin pour le rendre proportionnel. Cela pose cependant un sérieux problème dans la pratique. En effet, au Canada, la représentation territoriale est vue comme essentielle dans toutes les régions rurales du pays. Heureusement, il existe une solution élégante à ce problème : le scrutin majoritaire équitable. Ce mode de scrutin a été inventé par Michel Balinski. Avec ce mode de scrutin proportionnel, on maintient les circonscriptions électorales. La compensation se fait en multipliant par un facteur correctif le nombre de votes reçus par les candidats, de façon à ce que la proportion des députés élus pour un parti corresponde à la proportion du nombre de votes reçus.

L’effet de ce mode de scrutin étant d’inverser certaines élections, cela pourrait créer certaines frictions. Cependant, on pourrait en limiter le nombre en adoptant un système de proportionnelle régionale dans les centres urbains où le besoin de représentation territoriale est moins criant. À ce niveau, il y a eu une avancée récente qui permet de maintenir la proportionnalité avec un minimum de députés tout en évitant les distorsions. Il s’agit de la biproportionnelle, qui est présentement utilisée dans plusieurs cantons en Suisse.

La combinaison des deux méthodes reste un problème ouvert. Je suis à la recherche d’un volontaire pour faire une maîtrise sur le sujet en collaboration avec des politicologues québécois. Est-ce que cela vous intéresse?

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