Si vous vous demandez pourquoi Google a choisi ce fossile le temps d’un soupir, c’est que vous avez manqué cette découverte « révolutionnaire », « stupéfiante », « renversante », « qui va tout changer », la 8e merveille du monde... « Le chaînon manquant », rien de moins. Mais déjà, moins de 48 heures plus tard, le fossile ne semble pas aussi révolutionnaire qu’il en avait l’air...

Dévoilé en (très) grandes pompes mardi dernier, 19 mai, au Musée d’histoire naturelle de New York en présence du maire et d’une équipe de télévision du History Channel qui en avait obtenu la primeur, « Ida » est un primate de 47 millions d’années qui pourrait être notre ancêtre —en fait, une créature transitoire entre le groupe des grands singes et des humains et celui des primates primitifs.

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La recherche est parue le même jour dans la revue électronique PLoS One (revue qui offre ses recherches en accès libre). Mais elle avait été précédée d’une campagne de relations publiques énorme, qui a entraîné une couverture de presse gargantuesque. Outre l’expression « chaînon manquant » qui a été utilisée à toutes les sauces, Ida est devenu le temps d’un soupir —ou d’une recherche Google— la deuxième plus grande vedette scientifique de l’année. Juste après la grippe porcine.

Outre un documentaire qui sera diffusé la semaine prochaine aux États-Unis et en Europe, un livre —intitulé, cela va sans dire, The Link— rédigé par un journaliste scientifique, est arrivé cette semaine sur les tablettes des librairies.

Mais les (autres) paléontologues sont loin d’être aussi enthousiastes. Certes, ce qui distingue Ida, c’est d’être un fossile « extraordinairement complet », déclare dans Science Elwyn Simons, de l’Université Duke. Il est complet à 95% (et il restait même des traces de son dernier repas!), ce qui en fait une rareté. « Mais ça ne nous dit pas grand-chose de plus que nous ne savions déjà. »

Connaissez-vous vos ancêtres? Le débat sur l’origine des anthropoïdes —le groupe des primates supérieurs, dont nous— dure depuis des décennies. Les uns considèrent que les plus anciens squelettes de ce groupe sont ceux découverts en Égypte et datés de 32 à 35 millions d’années; d’autres arguent que des squelettes de 45 millions d’années en Chine et en Inde mériteraient d’entrer dans la catégorie des anthropoïdes primitifs; et que ces anthropoïdes primitifs descendent d’un groupe de primates primitifs appelés les adapides.

C’est à cette dernière théorie qu’adhère l’équipe internationale qui a travaillé sur Ida depuis deux ans; Jorn Hurum, du Musée d’histoire naturelle de l’Université d’Oslo (Norvège) (Ida est le nom de sa fille), et Philip Gingerich, de l’Université du Michigan, détaillent dans leur article 30 traits qui, disent-ils, classent résolument ce singe de la taille d’un écureuil dans le groupe des adapides.

Sauf que tout ce débat d’experts est enterré par la sur-médiatisation, dont un blogueur se moque en ces termes :

Les scientifiques et ceux qui savent une chose ou deux de l’évolution ont mis en garde contre l’excitation et l’exagération, mais ont dû abandonner leur analyse rationnelle et leur esprit critique devant la preuve irréfutable qu’Ida peut convertir tous les métaux en or.

Et cette fois, les sceptiques ne peuvent même pas reprocher aux journalistes d’avoir « sensationnalisé » les propos des chercheurs. Si ceux-ci ont fait preuve de retenue dans l’article scientifique pour PLoS One, ils se sont servi de l’expression honnie des paléontologues, « chaînon manquant », à travers leur site (Revealing the link) et la conférence de presse. « C’est le premier lien vers tous les humains », a déclaré Jorn Hurum. Même le nom latin du fossile est taillé sur mesure pour donner l’impression d’être la plus importante découverte depuis un certain Charles : Darwinius masillae.

Ont-ils, en plus, soigneusement choisi leur moment? Le fait de publier dans PLoS One —revue électronique, pas de comité officiel de révision par les pairs— leur donnait une plus grande latitude (par rapport à Nature ou Science, par exemple) pour contrôler la date de publication. C’est ainsi qu’elle a pu coïncider avec la sortie du livre et du film. Et avec une exposition sur les « Anciens mammifères », qui ouvre le 25 mai au Musée d’histoire naturelle de New York.

Le titre du New York Times était aussi sobre que possible : « un squelette jette une lumière sur l’évolution des primates ». C’est, pour l’instant, la seule chose qui fait consensus parmi les paléontologues.

[ Ajout, 22 mai ] D'autres blogueurs et journalistes ont continué de critiquer cette opération de marketing, reprochant notamment à PLoS One d'avoir refusé à quiconque d'avoir accès à l'article avant sa publication; une pratique pourtant courante, qui permet aux journalistes de disposer de davantage de temps pour préparer un article plus fouillé et interroger d'autres experts.

[ Ajout, 23 mai ] La campagne de relations publiques atteint le sommet du ridicule (commentaires de Carl Zimmer et P.Z. Myers) avec une publicité du History Channel (l'événement le plus important depuis 47 millions d'années), tandis que l'auteur principal de la « découverte », Jorn Hurum, se dit fier d'avoir mis « la science » sur la place publique.

Pascal Lapointe

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