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Des centaines d’applications sont aujourd’hui disponibles pour suivre le cycle menstruel, et les plus populaires sont téléchargées par des millions de personnes dans le monde. Si ces outils numériques sont utiles, ils soulèvent néanmoins plusieurs enjeux. En utilisant ces applications, les usagers et les usagères peuvent partager des informations très intimes à propos de leur corps et de leurs ressentis. La confidentialité et l’usage de ces données par les entreprises propriétaires sont à considérer afin de faire un choix éclairé concernant le suivi du cycle menstruel.

En 2019, le Wall Street Journal alertait son lectorat à propos de l’application de suivi menstruel américaine très populaire Flo, qui partageait des informations personnelles sur les cycles menstruels de leurs usagers et usagères à d’autres entreprises à des fins marketing[i]. Cette révélation a permis de mettre en lumière les dynamiques de certaines applications de suivi menstruel offertes sur téléphones intelligents, qui partagent les données des personnes qui les utilisent avec des entreprises tierces. Elle a également mis de l’avant une tension associée à l’utilisation de nombreuses applications : les usagers et usagères font régulièrement des compromis entre les bénéfices que ces applications permettent d’obtenir, soit leur utilité et leur commodité, et les risques de partager leurs données personnelles. Cela découle d’un système économique basé sur les données et sur la surveillance des comportements humains.
 

FemTech

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Les applications de suivi menstruel permettent d’observer et d’analyser les cycles, ainsi qu’une variété de facteurs qui y sont reliés, tels que les syndromes prémenstruels et les affects. Elles font partie d’une vaste catégorie de technologies au service de la santé sexuelle et reproductive des femmes nommée la FemTech, forme raccourcie de female technology[ii]. La FemTech comprend des outils et des dispositifs numériques axés sur les solutions de fertilité, le suivi des règles, les soins de grossesse et d’allaitement, le bien-être sexuel et la santé reproductive. Les produits d’entreprises FemTech regroupent autant de soutiens-gorge contenant des senseurs permettant de détecter un potentiel cancer du sein, que des timbres transdermiques pour soulager les crampes de l’abdomen, ou encore des objets connectés pour pratiquer des exercices de renforcement du plancher pelvien. Cette industrie mondiale pourrait représenter près de 50 milliards de dollars américains d’ici 2025[iii]. Au Canada, plusieurs entreprises sont en plein développement[iv]. Les applications de suivi menstruel font partie de ces services numériques. Elles permettent de faciliter une pratique spontanée, exercée par les personnes menstruées depuis des millénaires[v]. Ces applications viennent en effet soulager une charge mentale pour celles-ci, qui ont toujours été incitées à surveiller leur corps, à le réguler et à le contrôler, et à gérer leur fertilité dans un contexte où, bien souvent, le sujet est tabou[vi].
 

Se doter d’un outil qui aide à soutenir et à accompagner cette responsabilité est donc très pratique ; c’est d’ailleurs l’approche marketing qui est préconisée par les développeurs et développeuses d’applications de suivi menstruel. De plus, ces dernières offrent la possibilité de visualiser les données de manière claire et de garder une trace des cycles précédents. Cependant, l’usage qui est fait des données partagées avec ces applications soulève plusieurs enjeux éthiques. Ces données peuvent être sensibles, car elles renseignent sur le genre, la capacité reproductive, ainsi que la situation hormonale des usagers et des usagères. Elles peuvent indiquer si les personnes qui utilisent ces applications sont enceintes, si elles mènent à terme leur grossesse ou si celle-ci est interrompue. Leur confidentialité est donc importante, mais certaines entreprises FemTech, dont celles qui développent des applications de suivi menstruel, partagent ces données avec des tiers.
 

Valeur commerciale

Les données personnelles agrégées des utilisateurs et des utilisatrices ont une valeur commerciale, et les propriétaires de nombreuses applications partagent ces données avec des entreprises tierces, telles que Facebook[vii]. Celles-ci peuvent potentiellement être exploitées par la suite par des annonceurs, car elles permettent de créer des profils types de personnes, dans le but d’améliorer la distribution et la pertinence de la publicité ciblée. Ainsi, de nombreuses entreprises convoitent ces données. Les spécialistes en marketing peuvent, grâce à ces informations, analyser et identifier des motifs comportementaux, ainsi que surveiller les humeurs, les désirs et les champs d’intérêt des consommateurs et des consommatrices. En s’appuyant sur ces éléments, ils peuvent ainsi « proposer des offres de produits aux moments où les utilisateurs de l’application sont le plus susceptibles de faire des achats[viii] » (notre traduction). Ce modèle économique pousse donc les personnes qui utilisent ces applications à faire une série de compromis entre utilité et vie privée. Et bien souvent, les utilisateurs et les utilisatrices acceptent d’échanger un peu de leur vie privée et d’être surveillés, contre les avantages offerts par des applications ou des plateformes[ix]. Bien que la plupart des gens affirment être préoccupés par leur vie privée, ils déploient pourtant peu de moyens pour protéger leurs données personnelles[x]. Ce constat vient mettre en exergue ce que des chercheurs et chercheuses appellent le paradoxe de confidentialité (privacy paradox).
 

Par ailleurs, les données partagées par les personnes menstruées avec ces applications sont des données corporelles ; elles sont souvent associées à la reproduction et aux changements hormonaux, et font donc l’objet d’une surveillance toute particulière. Par exemple, les femmes qui essayent de concevoir ou qui sont déjà enceintes représentent un groupe démographique précieux pour certaines entreprises, car elles montrent des changements dans leurs comportements d’achat[xi]. D’ailleurs, ces applications de suivi menstruel, pour la plupart, surfent sur la vague de l’incitation à la reproduction véhiculée dans la société, car elles participent à la distribution de publicités qui viennent souligner le fait que les personnes menstruées sont de potentielles porteuses d’enfants[xii]. L’industrie FemTech, dont font partie ces applications, déploie bien souvent des modèles commerciaux qui suivent des logiques extractivistes de données corporelles, c’est-à-dire qu’elle les exploite de façon massive en tant que ressources, et permet, à terme, d’enrichir les géants du numérique.
 

Les applications de suivi menstruel, pour la plupart, s’insèrent dans ce que la sociologue américaine Shoshana Zuboff nomme le capitalisme de surveillance, le système prédominant actuel, basé sur la commercialisation des données personnelles[xiii]. Dans son ouvrage éponyme paru en 2020, Zuboff décrypte l’âge du capitalisme de surveillance, qu’elle définit comme « un nouvel ordre économique qui revendique l’expérience humaine comme matière première gratuite à des fins de pratiques commerciales dissimulées d’extraction, de prédiction et de vente », grâce à la surveillance des comportements[xiv].
 

Un choix éclairé

Les usagers et usagères disposent d’informations proposées par les applications à propos de leur usage des données afin de faire un choix éclairé quant à l’utilité de ces applications et aux risques d’atteinte à leur vie privée. Les propriétaires d’applications informent leurs utilisateurs et utilisatrices sur la protection des données dans leurs documents juridiques techniques, tels que les conditions d’utilisation et les politiques de confidentialitéCependant, ces documents sont longs à lire et manquent souvent de clarté, ce qui soulève la question de savoir si le consentement des utilisateurs et des utilisatrices est réellement éclairé et libre, c’est-à-dire informé et valable[xv].
 

Les politiques de protection de la vie privée actuelles de la plupart des applications de suivi menstruel sont peu transparentes, car elles utilisent de nombreux verbes et termes flous pour décrire leurs activités et ce qui est fait des données[xvi]. Pourtant, ces applications, en traitant des données personnelles de santé menstruelle (dites sensibles), s’insèrent dans des cadres législatifs spécifiques, bien qu’ils diffèrent selon les pays. Les réglementations concernant la protection des données personnelles s’appliquent pour les entreprises en fonction du lieu où leur application est mise à disposition. Ainsi, les applications américaines proposées sur les magasins d’applications dans l’Union européenne doivent se conformer au Règlement général sur la protection des données(RGPD)[xvii], qui figure parmi les réglementations les plus poussées en matière de protection des données[xviii]. La chercheuse postdoctorale Laura Shipp et le maître de conférences Jorge Blasco, qui travaillent à l’Université de Londres Royal Holloway, ont réalisé une étude en 2020, intitulée How private is your period ? A systematic analysis of menstrual app privacy policies. Selon cette étude, qui analyse les politiques de confidentialité des applications, celles-ci devraient être plus transparentes concernant leur usage des données récoltées[xix]. Certaines applications mentionnent clairement qu’elles partagent des données avec des entreprises tierces, mais ne précisent pas lesquelles ni de quelle manière les personnes peuvent supprimer ces données si elles le souhaitent ; ces éléments sont pourtant nécessaires, selon le RGPD notamment[xx].
 

Partager des données personnelles avec des tiers pose des risques pour la vie privée, parce que certaines utilisations de ces données peuvent potentiellement désavantager les personnes menstruées. Par exemple, elles peuvent être discriminatoires sur le marché du travail, sur le marché de l’assurance et dans l’évaluation du crédit, car les personnes menstruées peuvent être catégorisées comme étant susceptibles d’avoir des enfants. Elles peuvent donc être considérées comme moins flexibles et moins performantes dans leur emploi[xxi]. Alors qu’aux États-Unis, l’arrêt Roe v. Wade a été invalidé le 24 juin 2022, plusieurs États ont déjà pris des mesures pour interdire l’avortement[xxii]. Dès lors, les risques de partager des données reliées aux cycles menstruels prennent une autre dimension. En effet, celles-ci pourraient être utilisées pour prouver qu’une personne a choisi d’interrompre une grossesse. Un article paru dans La Presse, intitulé « Des données de cycle menstruel potentiellement incriminantes », explique que, de plus, les mandats de perquisition nécessaires pour accéder à ces données sont plutôt faciles à obtenir aux États-Unis [xxiii]. Si cet article indique que certaines applications de suivi menstruel ont réagi en affirmant que les données qu’elles gèrent sont en sécurité, ceci n’est pas le cas de toutes les applications. Étant donné qu’il existe très peu de restrictions légales à la surveillance menstruelle[xxiv], la démarche de s’assurer que leurs données sont protégées revient aux usagers et aux usagères.
 

Valeurs privilégiées

Une fois les logiques économiques qui sous-tendent ces applications exposées, les usagères et usagers peuvent décider ce qu’ils veulent valoriser quand vient le moment de jongler entre utilité et risque d’atteinte à leur vie privée. En effet, les personnes qui utilisent une application de suivi menstruel peuvent choisir, selon leur situation, de maximiser les bénéfices qu’elles tirent des applications. Par exemple, elles peuvent entrer le plus possible de données sur leurs menstruations et les syndromes reliés afin d’avoir un suivi très détaillé de leur cycle. Elles peuvent aussi décider de privilégier le côté pratique et accessible de ces applications, en acceptant que leurs données soient potentiellement exploitées, mais en choisissant une application qui correspond à leurs valeurs. En outre, elles peuvent choisir une application développée par des personnes menstruées, ou une application qui soutient la recherche sur la santé menstruelle grâce à l’étude des données récoltées et agrégées. Ceux et celles qui souhaitent contourner la surveillance exercée par ces applications et minimiser les risques associés à la confidentialité des données seront heureux d’apprendre l’existence de plateformes plus sécuritaires, mais qui sont parfois payantes. Les usagers et usagères peuvent également choisir d’inscrire leurs cycles et les syndromes qui y sont liés dans un agenda ou un calendrier (numérique ou papier), une pratique intitulée journaling en anglais. Cette pratique offre certes moins d’avantages en ce qui concerne les liens explicatifs entre les données inscrites et les informations sur les menstruations, mais elle permet de recenser les cycles, sans avoir à partager ces données avec des tiers.

 

Si les comportements humains et les menstruations sont étudiés et commercialisés, les usagers et usagères peuvent décider en connaissance de cause à quelles fins cela est fait. Ils peuvent se renseigner sur l’usage qui est fait des données personnelles par les applications en consultant leurs sites Internet et les articles de presse, ainsi que le rapport de Privacy International concernant ces applications[xxv].
 

— Un article de Pauline Rudaz, étudiante au programme de maîtrise en sciences de la communication à l'Université de Montréal

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