Entrevue Q/R avec le professeur Jean-Claude Moubarac, menée par Marie-Paule Primeau
Jean-Claude Moubarac est père de trois filles, anthropologue ainsi que professeur en nutrition publique et internationale au Département de nutrition de l’Université de Montréal. Il est chercheur au Centre de recherche en santé publique et au groupe de recherche TRANSNUT, désigné comme Centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé. Il a fondé le NOVA-lab Canada, un laboratoire de recherche-action en nutrition et santé publique, en 2020.
Parlez-nous de vos recherches actuelles.
Je travaille dans le domaine de la nutrition et de la santé publique. Basés sur un principe de recherche-action, mes travaux contribuent au bien-être et à la santé des populations. Mes recherches portent plus particulièrement sur les aliments ultratransformés ainsi que sur leurs effets sur l’alimentation et la santé humaine.
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Actuellement, mes collègues et moi travaillons à élaborer et à valider un questionnaire permettant de mesurer la consommation des produits ultratransformés. Ce questionnaire aidera notamment à estimer rapidement un score de consommation de ces produits et sera utile, entre autres, dans des projets d’intervention visant à prévenir le développement de maladies chroniques. La mise au point de cet outil est financée par les Instituts de recherche en santé du Canada.
Je collabore aussi à l’évaluation des politiques publiques visant la création de systèmes alimentaires sains et durables. Ces politiques ont pour but de réduire l’exposition des individus aux produits ultratransformés et de favoriser la consommation d’aliments frais et peu transformés dans la société. Par exemple, dans un projet en cours avec la Ville de Montréal et financé par le Conseil du système alimentaire montréalais, j’analyse, avec un groupe de spécialistes en alimentation, la mise en œuvre de ces politiques publiques dans la ville. Avec des collègues de l’Afrique de l’Ouest, je viens également de terminer l’évaluation des politiques publiques gouvernementales de cinq pays pour la création d’environnements sains et durables.
Je participe parallèlement à d’autres projets financés par la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC du Canada, dans lesquels nous examinons les coûts de la production et de la consommation d’aliments ultratransformés sur le système alimentaire. Ces aliments ont par exemple des répercussions sur les revenus des entreprises agricoles et sur le soutien qu’elles reçoivent du gouvernement pour offrir davantage d’aliments frais aux citoyens et citoyennes.
Enfin, je m’intéresse aux stratégies auxquelles a recours l’industrie pour influencer les politiques publiques au Canada.
Qu’est-ce qui vous a profondément motivé à étudier la nutrition ?
La nutrition est pour moi une belle façon d’étudier l’être humain tout en s’attaquant à des questions de justice sociale et d’égalité. Bien sûr, l’alimentation constitue la base de toute société. Elle s’avère donc un sujet fondamentalement déterminant qui touche toutes les sphères de la vie humaine. La nutrition est aussi un sujet culturel qui m’intéresse, en tant qu’anthropologue.
Quel est le défi le plus important pour l’atteinte de résultats dans vos recherches ?
Mes travaux démontrent que le système alimentaire doit être réinventé pour produire encore plus d’aliments frais et moins transformés, et pour amener la population à en manger davantage. Pourtant, l’un des grands défis à relever est la résistance de l’industrie agroalimentaire face à cette transition. L’industrie se sent menacée par les résultats de mes recherches, qui confirment les effets négatifs d’une grande consommation de produits ultratransformés sur la santé humaine.
De quelle manière vos travaux touchent-ils le grand public ?
Étant donné que mes travaux portent sur la qualité de l’alimentation et que celle-ci constitue un déterminant fondamental de la santé humaine, ils touchent toute la population en l’informant sur les aliments à privilégier, mais aussi sur ceux à limiter ou à éviter. Comme je l’ai dit précédemment, mes travaux démontrent à quel point l’industrie agroalimentaire use de stratégies pour influencer les politiques publiques. Dans ce contexte, mes travaux concernent donc l’ensemble de la collectivité.
Travaillez-vous avec des collègues d’autres pays et, si oui, de quelle façon leurs recherches influencent-elles les vôtres ?
En plus de travailler avec des collègues en Amérique latine et en Afrique, je collabore avec l’Université de São Paulo, au Brésil, où j’ai réalisé, de 2010 à 2012, mon postdoctorat avec le professeur Carlos Monteiro. Là-bas, j’ai contribué à la mise au point de la classification de Nova, qui permet d’étudier l’alimentation sous l’angle de la transformation. J’entretiens depuis ce temps des liens avec l’équipe de recherche en place dans ce pays.
Dans le cadre d’une étude multipays à laquelle je participe avec mes collègues du Brésil, nous examinons l’association entre la consommation d’aliments ultratransformés, la qualité de l’alimentation et la santé. Plus de 10 pays contribuent à cette étude, dont le Canada, que je représente.
Avec des collègues de l’Afrique, je tente de développer la nutrition publique. Ces travaux m’ont d’ailleurs amené à m’intéresser davantage à la réalité des systèmes alimentaires africains. Avec le temps, j’ai pu constater les occasions favorables, mais aussi les défis, que pose la nutrition dans cette région.
Dans votre domaine d’expertise, quelle percée dans les dix prochaines années représenterait une grande avancée ?
En vérité, l’adoption et la mise en place de politiques publiques pour créer des environnements alimentaires sains et durables dans lesquels les citoyennes et les citoyens ont la capacité de se nourrir convenablement constituent une nécessité. Ces politiques représenteraient donc une grande avancée, considérant que la mauvaise alimentation découle de choix de société.
Comment envisagez-vous l’avenir dans votre champ de recherche ?
Difficile. J’entrevois une bataille entre les systèmes alimentaires qui servent les humains et ceux qui servent les intérêts des entreprises. D’un côté, les fabricants de produits alimentaires tenteront tout pour protéger leur marché. De l’autre, j’espère que la société civile revendiquera davantage de politiques publiques visant à protéger et à soutenir la saine alimentation.
Certaines décisions politiques ont-elles eu des répercussions dans votre champ d’expertise au cours des dernières années, et, si oui, de quel ordre ?
En fait, l’intégration des résultats de recherche sur les aliments ultratransformés dans des politiques publiques suscite présentement très peu de volonté politique, que ce soit au Québec ou au Canada. Dans le domaine alimentaire, les gouvernements ont tendance à préférer et à choisir des solutions qui dérangent le moins possible l’industrie. Cependant, ces solutions sont aussi les moins efficaces pour la santé publique. Par exemple, au lieu d’aborder le problème de la transformation alimentaire, les politiques actuelles encouragent l’industrie à reformuler les aliments en réduisant légèrement la quantité de sucre et de sel dans leurs produits. Cette solution n’est toutefois pas aussi efficace sur le plan de la santé publique que si plus d’aliments moins transformés étaient offerts à la consommation, et si les politiques soutenaient les gens et les incitaient à cuisiner davantage.
Comment l’intelligence artificielle influence-t-elle votre domaine ?
Dans le domaine de la nutrition, la technologie doit être utilisée pour servir l’être humain. Certaines applications issues de l’intelligence artificielle permettront sûrement de mieux mesurer et d’évaluer avec plus de précision la consommation alimentaire. Je crains cependant les applications qui serviront les intérêts de l’industrie. Selon moi, le plus important est de retourner vers une autonomie alimentaire et de développer une relation humaine et véritable avec les aliments.
Si vous aviez un livre à recommander au ministre responsable de votre domaine, quel serait-il ?
Le livre Salt Sugar Fat, de Michael Moss, nous ouvre les yeux sur les véritables intérêts de l’industrie agroalimentaire et sur des stratégies qu’elle adopte. L’auteur nous amène à constater l’importance de transformer notre système alimentaire au moyen de politiques publiques.
Si vous aviez un livre (de 1 à 3 suggestions) à offrir à une personne intéressée par la nutrition, quel serait-il ?
En français, je recommande N’avalez pas tout ce qu’on vous dit : superaliments, détox, calories et autres pièges alimentaires, de Bernard Lavallée, et Halte aux aliments ultra transformés ! Mangeons vrai d’Anthony Fardet.
Quelle est l’une de vos grandes passions hormis votre travail ?
La musique et le cinéma. Je réalise, en prenant de l’âge, à quel point ces passions me sont importantes : elles nourrissent les sphères de ma vie pour lesquelles mes recherches ne peuvent me servir.