L’acte de rébellion en 2017 de Vida Movahed à Téhéran, s’opposant au port obligatoire du hijab et représenté par une femme brandissant son voile, a depuis influencé les caricatures de Mana Neyestani. Exilé en France en 2007 en raison de la répression politique en Iran, son pays d’origine, le caricaturiste exprime son soutien aux Iraniennes luttant contre les lois oppressives du régime en répétant le geste de Movahed dans ses œuvres. Il met ainsi en lumière la continuité de cette résistance.
Depuis l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979, des règles vestimentaires strictes exigent que toutes les femmes, indépendamment de leur nationalité ou de leur confession religieuse, revêtent un voile couvrant leur tête et leur cou afin de dissimuler leurs cheveux. Dans le contexte politique actuel de l’Iran, le port obligatoire du hijab * est devenu un symbole de l’oppression des femmes [1]. Selon le Code pénal iranien, celles qui ne portent pas le hijab en public s’exposent à des sanctions telles qu’une amende ou une peine de prison pouvant aller de dix jours à deux mois [2]. Malgré les pressions étatiques, cet interdit a provoqué des manifestations massives depuis son instauration.
Des gestes symboliques
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En septembre 2022, Mana Neyestani, membre de l’association Cartooning for Peace et lauréat de plusieurs prix internationaux, dont le Prix du courage du CRNI (Cartoonists Rights Network International) et le Prix international du dessin de presse, a publié une caricature sur son compte Instagram, suivi par un million de personnes. Intitulée 43 ans de lutte, cette caricature a été réalisée au sein du mouvement Femme, vie, liberté*, après la mort de Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, aux mains de la police des mœurs pour une infraction au code vestimentaire (voir la figure 1). Inspiré par trois photographies emblématiques de la lutte contre l’obligation du port du hijab entre 1979 et 2022, l’artiste juxtapose trois femmes dévoilées debout pour exprimer leur opposition à l’imposition du hijab après la Révolution islamique (voir la figure 2).
Figure 1
43 ans de lutte par Mana Neyestani, 23 septembre 2022
Source : page Instagram de Mana Neyestani https://www.instagram.com/neyestanimana/
Figure 2
De gauche à droite :
Maliheh Nikjoomand proteste contre le port obligatoire du hijab, par Hengameh Golestan, Téhéran, 8 mars 1979
Source : VOA, 2016 https://ir.voanews.com/a/iran-acteress-died-hijab/3408242.html
Vida Movahed (la fille de la rue de la Révolution), Téhéran, 27 décembre 2017
Source : page Instagram de Mana Neyestani, photographe inconnu https://www.instagram.com/neyestanimana/
Une jeune militante inconnue brûle son hijab à Téhéran, le 16 septembre 2022
Source : page Instagram de Mana Neyestani, photographe inconnu https://www.instagram.com/neyestanimana/
Cette caricature représente l’opposition des femmes à l’injonction de l’ayatollah Khomeiny *rendant le hijab obligatoire [3]. Elle évoque l’histoire de deux gestes en avant-plan, soit celui de Vida Movahed, en 2017, et celui d’une militante anonyme, en 2022. En arrière-plan se trouve le portrait fidèle de Maliheh Nikjoomand, une actrice iranienne sans hijab confrontant le clergé, capturé par la photographe iranienne Hengameh Golestan le 8 mars 1979, au début de la Révolution islamique. En représentant la résistance répétée des militantes face au mode de vie imposé par le pouvoir religieux, Neyestani révèle ainsi une inspiration mutuelle et une connexion entre les mouvements.
Dans cette caricature, la convergence symbolique de l’intersection historique de deux scènes mémorables dans la lutte des Iraniennes contre le port obligatoire du hijab est incarnée par l’entrecroisement et la juxtaposition des deux voiles brandis, l’un par une militante identifiable, en 2017, et l’autre par une militante anonyme, en 2022. Prenant comme modèle une photographie d’origine inconnue des premiers jours des manifestations suivant la mort de Mahsa Amini en 2022, Neyestani dépeint un geste percutant posé par une jeune militante anonyme. Les bras levés en signe de victoire, debout sur une voiture dans un espace public, elle a retiré son hijab, puis l’a attaché à un bâton avant de le brûler. Un geste symbolique déclarant sa rébellion et exprimant sa colère. Dans la mémoire récente du pays, ce geste rappelle la performance de la jeune militante Vida Movahed, en 2017, que Neyestani a représentée à gauche de sa caricature et qui fournit une étincelle aux protestataires de 2022. Le geste significatif de Movahed brandissant son voile, qui incarne la continuité historique de la lutte des femmes, est également considéré comme le déclencheur du mouvement des Filles de la rue de la Révolution, lequel a placé les revendications des femmes au cœur de la lutte pour les droits civils en Iran [4].
L’art de la résistance
Le mouvement de revendication des Iraniennes a évolué au fil des décennies, franchissant un tournant le 27 décembre 2017 avec la diffusion d’une photo de Vida Movahed manifestant dans la rue de la Révolution, la plus animée de Téhéran. Cette photographie immortalise la jeune femme, inconnue à l’époque, se tenant au milieu d’une foule sur l’un des boîtiers électriques jonchant la rue. Elle a choisi de façon délibérée cette rue, reconnue comme une voie significative menant à un lieu emblématique de la capitale iranienne : la place de la Liberté.
Vêtue d’un pantalon et d’un pull sombres, Movahed se distingue par sa tenue, qui contraste avec les vêtements amples portés par les Iraniennes dans l’espace public. Elle a retiré son hijab, a attaché un voile blanc à un bâton et l’a brandi au-dessus de sa tête. Consciente qu’elle demeure assujettie [5], la militante confère au hijab brandi un symbole de résistance. Après l’arrestation de la jeune femme de 31 ans, dont l’identité avait été révélée par l’avocate des droits de l’homme Nasrin Sotoudeh, des images ont rapidement envahi Internet avec le mot-clic persan #دختر_خيابان_انقلاب_کجاست (#oùestlafilledelaruedelarévolution). Par la suite, de nombreuses femmes ont reproduit le geste à travers l’Iran. Sur les réseaux sociaux, ces femmes ont été désignées sous le vocable des « Filles de la rue de la Révolution ». Un mois plus tard, le 29 janvier 2018, Movahed était temporairement libérée sous caution [6]. Elle est actuellement soumise à une surveillance rigoureuse du régime, sans divulgation publique de sa localisation.
La portée symbolique du geste de Movahed permet à Neyestani de mettre en lumière l’impact contagieux qu’il a provoqué. Dans sa caricature La fille de la rue de la Révolution, diffusée et devenue virale le même jour que la protestation de Movahed, Neyestani illustre la manière dont la jeune militante brise la coquille de l’œuf où elle était emprisonnée en brandissant son hijab (voir la figure 3). En arrière-plan, d’autres œufs se fissurent sous la pression de foulards agités au bout de bâtons, hommage au puissant effet d’entraînement du geste de Movahed. Cette œuvre suggère que le voile, brandi par les femmes, dépeint une libération du contrôle étatique, symbolisé par la chaîne attachée à l’œuf. Évoquant le pouvoir religieux en Iran, Neyestani représente la capacité d’agir de Movahed comme figure symbolique des Iraniennes. En mettant de l’avant la liberté par la représentation des cheveux des protagonistes, il souligne que la visibilité des femmes est en soi un acte de lutte. Ainsi, chacune de leurs actions représente un engagement qui, une fois intégré dans la société, se traduit par une forme de résistance et de protestation. Cette caricature suggère donc que le port obligatoire du hijab, perçu comme un moyen d’opprimer les femmes, se transforme désormais en un outil d’agentivité *. Il met en lumière le fait que la femme militante n’est pas simplement le produit des relations de pouvoir religieux auxquelles elle est soumise. Le processus de son assujettissement donne aussi les outils pour s’en émanciper [7].
Figure 3
La fille de la rue de la Révolution par Mana Neyestani, 27 décembre 2017
Source : page Instagram de Mana Neyestani https://www.instagram.com/neyestanimana/
Faisant référence à l’endroit choisi par Movahed pour sa protestation, le titre de la caricature de Neyestani, La fille de la rue de la Révolution, articule de façon significative trois concepts subversifs du geste de Movahed face au régime : la fille (la femme) comme agente active et dont la forte présence est en soi un grand « non » au régime réactionnaire [8]; la rue en tant qu’espace public habituellement réservé en priorité aux hommes, mais ici investi par une femme ; et la révolution en guise d’acte contestataire. En rappelant le geste de Movahed, Neyestani envisage ainsi cet acte de rébellion comme l’étendard d’un militantisme qui constitue une menace pour le système patriarcal religieux.
Un soutien manifeste
La puissance du geste de Movahed, et de ceux d’autres femmes revendiquant leur droit de ne pas porter le hijab, réside dans le symbole performatif qu’il incarne et qui offre une trace visuelle de l’évolution du mouvement. Depuis décembre 2017, Neyestani a reproduit ce geste à plusieurs reprises dans ses caricatures, en soutien au mouvement de libération des femmes.
Dans une autre caricature intitulée Les filles de la rue de la Révolution, Neyestani rassemble ses militantes dans une représentation unifiée, laquelle fait référence au mouvement amorçé par Movahed (voir la figure 4). Malgré l’uniformité imposée par le régime, les femmes personnifiées dans l’image affichent une diversité vestimentaire. Les forces issues des institutions étatiques, religieuses et policières se glissent entre les socles dans un effort de répression. Neyestani montre dès lors que les pouvoirs institutionnels tentent de normaliser les différences par un code vestimentaire [9]. En dépit des pressions exercées par ceux qui cherchent à opprimer les femmes, les voiles que celles-ci brandissent au bout de leur bâton s’entrelacent au-dessus d’elles, créant une structure évoquant un réseau ou une toile, et symbolisant leur solidarité et leur pouvoir collectifs. Dans cette perspective, bien que le silence ait protégé les militantes et les militants [10], Neyestani, en amplifiant leurs voix par cet entrelacement de voiles comme symbole de lutte, renforce cette structure interconnectée, consolidant ainsi leur résistance.
Figure 4
Les Filles de la rue de la Révolution par Mana Neyestani, 2017
Source : page Instagram de Mana Neyestani https://www.instagram.com/neyestanimana/
Comme Neyestani le représente, ce mouvement de libération remet en question l’obligation de porter le hijab, franchissant une nouvelle étape pour les femmes dans la réappropriation de leur propre corps. Il s’affirme comme une révolution des corps féminins, s’opposant à l’oppression et à la domination tout en mettant en lumière les expériences de ces corps face à la haine, à la criminalisation, à l’humiliation, à la surveillance et à la violence sexuelle et de genre, le tout influencé par l’entrelacement du pouvoir, de la politique et de la religion. Reprenant ce sujet, Neyestani va au-delà de la simple reproduction : il crée dans son travail une nouvelle identité autour de la femme activiste sans hijab. La répétition confère symboliquement de la valeur à la solidarité collective et incite à l’action.
Dans Les femmes et les hommes de la rue de la Révolution, Neyestani incarne une interaction collective où plusieurs membres de la société militent pour façonner l’identité symbolique de l’acte de Movahed (voir la figure 5). À travers le voile brandi et la chevelure au vent sur un mur de l’espace public, cette caricature transforme ces gestes en symboles de la libération des femmes, posés non pas par une seule personne, mais par une communauté de militantes et de militants, s’insérant ainsi dans le réseau créé par Movahed. L’ombre de la jeune femme, projetée par des militantes et des militants aux voiles brandis, rappelle le point de départ de la protestation. Les multiples partages de ce dessin sur différents réseaux sociaux renforcent l’idée d’un système d’actions et d’interactions collectives, révélé par Neyestani, qui brise les frontières entre l’intérieur et l’extérieur des réseaux d’influences du mouvement de libération des femmes [11]. Cette dynamique évolue constamment grâce aux interactions entre activistes, faisant émerger l’identité de Movahed sur le mur comme le résultat de cette structure développée au fil du temps. En proposant une vue aérienne de la mobilisation, Neyestani met en évidence la complexité de la connectivité entre une activiste et son réseau d’influence, forgé par les actions et les réactions des militantes et des militants interconnectés. Il rappelle également que la réalité ne se laisse pas capturer d’un seul coup d’œil, à partir d’un point unique [12].
Figure 5
Les femmes et les hommes de la rue de la Révolution par Mana Neyestani, 2017
Source : page Instagram de Mana Neyestani https://www.instagram.com/neyestanimana/
Les multiples récurrences du brandissement du voile, que ce soit par les Iraniennes ou dans les dessins de Neyestani, sont des actes de subversion qui s’opposent au système répressif et qui contribuent à son affaiblissement. Soulignant une blessure commune due à une oppression systématique autrefois invisible, la subversion réside désormais dans la répétition et permet de forger une nouvelle identité dans laquelle la femme sans hijab devient le symbole de la résistance : un acte militant réussi grâce à son caractère itératif [13]. Ce processus entraîne des répercussions significatives, amplifiées par l’utilisation des réseaux sociaux, dans une dynamique temporelle intégrant le passé, le présent et le futur [14]. À partir de 2017, Neyestani emploie la répétition de ce geste emblématique dans ses dessins pour symboliser la puissance de celui-ci et ses répercussions contagieuses. La diffusion de ses caricatures ravive ainsi la performance de Movahed, la replaçant dans le contexte d’autres mouvements pour l’émancipation des Iraniennes et incitant d’autres activistes à s’engager.
L’héritage symbolique
L’examen des répercussions du geste symbolique de Movahed dans le contexte sociopolitique de l’Iran et dans les caricatures de Neyestani fait ressortir des concepts d’obligation et de répétition, lesquels revêtent une importance particulière. Ces concepts sont liés à la mise en place de lois exigeant des femmes le port du voile et à la répression pénale découlant de leur présence sans voile dans les espaces publics après l’avènement de la République islamique. Cette évolution, marquée par la répétition et la symbolique du geste de Vida Movahed dans la société ainsi que dans les œuvres de Neyestani depuis décembre 2017, a donné une importance à l’opposition, réagissant au degré de répression et à la coercition exercée par le régime. Ce parcours de Neyestani présente de manière récurrente l’émergence d’une femme rebelle libérée du hijab imposé, en référence au geste de révolte de Movahed.
La répétition du brandissement du voile permet de transformer le geste de protestation de Movahed contre la loi du hijab obligatoire en un symbole de résistance des femmes face au pouvoir islamique, et le situer dans les mouvements féministes en Iran. Les militantes et les militants de ce mouvement, conscients des risques de violence associés à leurs revendications, s’efforcent de démontrer que celles-ci nécessitent une certaine visibilité qui exclut la possibilité de rester dans l’ombre. Neyestani, de son côté, exprime de façon répétée, et avec des œuvres de plus en plus saisissantes, son soutien aux manifestations qui continuent de secouer l’Iran. Il affiche chaque jour sur son compte Instagram des dessins qui mettent en lumière la répression brutale du régime ainsi que le courage de celles et de ceux qui continuent de se battre et de mourir pour la liberté des femmes.
La caricature Guerre contre les femmes iraniennes, de Neyestani, exprime la colère, la douleur et le courage des Iraniennes face au pouvoir représenté par le guide suprême de la République islamique (voir la figure 6). Le dessinateur y offre une représentation frappante du mécanisme de violence orchestré par le régime islamique pour réprimer la lutte des Iraniennes. En incarnant le dirigeant de la République islamique avec les oreilles obstruées par des bouchons de liège et la main posée sur la détente d’un révolver, Neyestani met en lumière une situation paradoxale. Il marque la façon dont le régime menace sa propre existence dans ses tentatives brutales d’étouffer les revendications des femmes, tout en niant leur légitimité. La mise en scène d’une femme brandissant son hijab et arborant une expression de colère prononcée souligne également la résistance des Iraniennes, prêtes à risquer leur vie pour affirmer que seule cette opposition peut conduire à l’émancipation.
Figure 6
Guerre contre les femmes iraniennes par Maya Neyestani, 17 avril 2024
Source : page Instagram de Mana Neyestani https://www.instagram.com/neyestanimana/
Le travail de Neyestani au sein de mouvements comme les Filles de la rue de la Révolution et Femme, vie, liberté va au-delà de la question du hijab, puisqu’il réaffirme la symbolique du voile, transformé en symbole de la lutte contre l’obligation du port du hijab, voire en emblème de la résistance des Iraniennes. Neyestani continue ainsi de démontrer que, malgré les risques d’arrestations, de violences, de harcèlement sexuel et de licenciements, la résistance des Iraniennes persiste et s’exprime en reproduisant un geste symbolique, celui d’une femme qui brandit son hijab et qui rend visible l’identité d’une « femme rebelle ».
Lexique :
Agentivité : néologisme résultant de la traduction de la notion anglophone d’agency. Dans un contexte plus général, l’agentivité fait référence à la capacité d’un individu à exercer une action intentionnelle sur lui-même, sur autrui et sur son environnement.
Ayatollah Khomeiny : dignitaire religieux chiite et détenteur des titres d’ayatollah (signe de Dieu) et de seyyed (personne descendant directement du prophète Mahomet), homme politique iranien et guide spirituel de la Révolution islamique de 1979. Il a joué un rôle déterminant dans le renversement du Shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi.
Femme, vie, liberté : mouvement amorçé après la mort de Mahsa Amini, en 2022, et caractérisé par des milliers de manifestantes et de manifestants qui scandent le slogan « Femme, vie, liberté » et qui expriment leur désaccord face à la répression des femmes en lien avec leur obligation de porter le hijab.
Hijab : vêtement qui se caractérise par sa couverture complète du corps, à l’exception du visage, des mains et, dans certains cas, des pieds. Le hijab est spécifiquement conçu pour être ample, opaque et dépourvu de signes distinctifs. Le terme hijab est couramment utilisé pour décrire l’ensemble des vêtements portés par toutes les femmes musulmanes devant des personnes non intimes, appelées « NaMahram » en persan.