Employer des mouches à fruits pour mettre au point des traitements contre le cancer semble une idée absurde. Pourtant, leur facilité d’utilisation, leur faible coût d’entretien et la ressemblance de leur ADN avec celui de l’humain en font un outil apprécié par les équipes de recherche. Ainsi, depuis des dizaines d’années, cet insecte est utilisé par des laboratoires du monde entier pour mieux comprendre le développement de maladies telles que les cancers.
Par une belle journée d’été, Marie aperçoit de petits moucherons voler au-dessus de sa corbeille à fruits. Sans réfléchir, elle saisit sa tapette à mouches, prête à mettre un terme à leurs va-et-vient incessants. Elle est loin de s’imaginer que ces insectes constituent de puissants outils en biologie et qu’ils sont à l’origine de découvertes majeures, en particulier dans la recherche contre le cancer.
Des outils puissants
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La mouche à fruits Drosophila melanogaster, ou drosophile pour les intimes, fait partie de ce qui est appelé en biologie des organismes modèles *. Ce sont des mammifères, des poissons, des insectes, des plantes et des micro-organismes que les chercheuses et les chercheurs utilisent pour étudier une grande diversité de mécanismes, par exemple le développement de maladies ou la façon dont les cellules se multiplient et communiquent entre elles. Les organismes modèles constituent des outils puissants en recherche, car ils permettent d’étudier des processus physiologiques ou pathologiques plus simplement et de manière plus éthique qu’en manipulant l’organisme humain directement. D’ailleurs, beaucoup de découvertes réalisées avec ces organismes sont applicables à l’humain en raison de leur ressemblance génétique avec Homo sapiens. Ainsi, plus de la moitié des protéines * à l’origine de maladies chez l’humain sont similaires à celles retrouvées chez D. melanogaster [1].
Les drosophiles sont faciles à manipuler, notamment en raison de temps de reproduction et de développement courts. En effet, 10 jours sont suffisants pour obtenir des mouches adultes, contre trois mois pour la souris. Ce gain de temps constitue un avantage non négligeable en recherche, où les études s’échelonnent souvent sur plusieurs années. De plus, la littérature scientifique décrit particulièrement bien l’anatomie des drosophiles ainsi que l’organisation de leurs tissus. Enfin, vu sa petite taille, D. melanogaster s’entrepose facilement dans les laboratoires et ne nécessite pas d’infrastructures importantes telles que les animaleries ou les aquariums indispensables aux souris ou aux poissons. Les dépenses associées à l’entretien de l’organisme modèle sont ainsi réduites.
Un génome bien connu
Le génome des organismes vivants consiste en l’ensemble des séquences d’ADN menant à la formation des protéines, c’est-à-dire des molécules indispensables au bon fonctionnement des cellules. Malgré le fait que toutes les cellules d’un organisme contiennent le même génome, ce ne sont pas toutes les séquences d’ADN, aussi appelées « gènes », qui sont activées dans une cellule et qui conduisent à la production de protéines. L’activation d’un gène dépendra de l’organe dans lequel se trouve la cellule et du stade de développement de l’organisme.
Le génome de D. melanogaster étant particulièrement bien connu, les chercheurs et chercheuses sont en mesure de modifier l’expression des gènes * de l’insecte afin de mieux comprendre leurs rôles. Si l’expression d’un gène est supprimée et que les mouches ne développent plus de cancers par la suite, l’équipe de recherche pourra conclure que le gène est sans doute impliqué dans le développement de la maladie. Leur expression peut aussi être altérée à un instant précis de la vie de la drosophile, par exemple uniquement chez des individus adultes, que ce soit dans l’organisme entier de l’insecte ou seulement dans des tissus précis comme la patte ou le système nerveux. En d’autres mots, l’information obtenue sur le rôle de ces séquences d’ADN est précisée en fonction du lieu et du moment de leur expression.
Des mouches cancéreuses
Comme les humains, les mouches développent naturellement des tumeurs. * [2] Cependant, chez l’espèce humaine, le processus est généralement long et peut prendre plusieurs années, voire des décennies, ce qui en complexifie l’étude. Chez la drosophile, le développement de tumeurs est beaucoup plus court, la durée de vie d’une mouche ne dépassant généralement pas 6 à 8 semaines. Cela représente un avantage dans l’étude du développement tumoral, puisque la fenêtre temporelle est compatible avec la durée d’un projet de recherche. Ainsi, découvrir ce qui enclenche l’apparition d’une tumeur et en permet la croissance chez D. melanogaster pourrait révéler des mécanismes communs aux tumeurs humaines [3].
La manipulation du génome des mouches peut aussi entraîner la transformation de cellules saines en cellules cancéreuses. Chez les drosophiles, les équipes de recherche peuvent notamment recréer des cancers observés chez les humains en dérégulant les gènes qui en sont la cause dans un tissu spécifique et à un stade précis de la maladie. Les mouches ainsi créées sont qualifiées de modèles de tumorigenèse * [4] et permettent d’étudier plus facilement le développement de tumeurs que dans un modèle humain, dont la manipulation pose plusieurs problèmes éthiques. Par exemple, des chercheuses et des chercheurs ont pu provoquer l’apparition de tumeurs dans des larves de mouches en supprimant entre autres l’expression d’un gène appelé « scribble », lequel est dérégulé dans les cancers de la prostate chez les humains et la souris [5].
Mutations et cancer
Au début des années 1990, en étudiant l’apparition de tumeurs chez la drosophile, des équipes de recherche successives ont contribué à une découverte majeure qui a bouleversé le monde de la biologie cellulaire. Des expériences de génétique effectuées dans les yeux de la mouche ont permis à ces équipes d’élucider l’ensemble des réactions chimiques que provoque l’une des protéines qui subissent le plus fréquemment des mutations * [6] dans les cellules cancéreuses : la protéine Ras [7]. En présence d’une mutation de Ras, la protéine s’active en permanence, ce qui favorise la croissance et la persistance de la tumeur. Par conséquent, les cellules deviennent capables de former de nouveaux vaisseaux sanguins pour alimenter la tumeur en oxygène, ce qui contribue à sa croissance et à son maintien [8]. Quand Ras est mutée, les cellules tumorales acquièrent également la capacité de se détacher de la tumeur initiale pour migrer vers d’autres organes et ainsi créer des métastases [9], lesquelles sont responsables de la majorité des décès associés aux cancers solides * [10].
Grâce aux drosophiles, les biologistes comprennent maintenant mieux la manière dont la protéine Ras interagit avec d’autres protéines. Comme la série de réactions chimiques qu’elle induit est la même chez les mouches et les mammifères, les équipes de recherche ont pu développer de multiples stratégies thérapeutiques de lutte contre le cancer. Par exemple, le sorafenib, un médicament prescrit pour traiter certains cancers du rein et du foie, cible les réactions chimiques suractivées par la mutation de Ras afin de diminuer la prolifération des cellules tumorales [11].
Depuis plusieurs dizaines d’années, Drosophila melanogaster s’avère un outil très puissant dans de nombreux domaines de recherche, notamment en oncologie. Ainsi, la prochaine fois que Marie verra une mouche voler dans sa cuisine, elle sera peut-être un peu plus reconnaissante envers ces petites bêtes mal aimées qui ont tant contribué, et qui contribuent encore, à l’avancement des connaissances en biologie du cancer.