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En 1929, le compositeur et musicologue français Maurice Emmanuel (1862-1938) crée Salamine, sa deuxième tragédie lyrique présentée à l’Opéra de Paris. Son livret, une adaptation de la tragédie Les Perses d’Eschyle, incarne la défaite des Perses face aux Grecs et les événements qui en ont découlé. En accord avec l’action, la partition elle-même devient le territoire d’un conflit mêlant des sonorités grecques à d’autres, plus exotiques, le tout sur fond d’une autre bataille, celle opposant l’imitation à la copie, la tradition à la modernité.

Dès l’ouverture de Salamine, la musique capte l’attention du public : outre la force des trombones, cors et trompettes – tous jouant en fortissimo * –, l’orchestre utilise le mode de ré [1]une gamme modale * inhabituelle chez les compositrices et compositeurs européens, et inconnue du grand public tout comme des Grecs de l’Antiquité [2]. L’utilisation, par Maurice Emmanuel, d’une gamme ne correspondant ni à l’Antiquité classique ni à la musique de scène européenne ordinaire de l’époque, c’est-à-dire la musique qui emploie exclusivement le mode majeur * et le mode mineur *, est cependant incomprise dans Salamine.
 

Un compositeur musicologue

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Comme Maurice Emmanuel l’explique lui-même dans plusieurs de ses travaux théoriques portant sur l’histoire de la musique occidentale, le mode de  est une création médiévale à la fois étrangère à l’Europe qui la précède et à celle qui lui succède [3]. Historien de la musique et professeur au Conservatoire de Paris (1909-1936), Emmanuel est aussi helléniste, à savoir une personne qui maîtrise la langue d’Homère ainsi que l’histoire et la culture grecques. D’ailleurs, dans sa première tragédie lyrique, Prométhée enchaîné (1918), Emmanuel adapta le texte lui-même d’après l’original en grec ancien [4]. À l’époque, le compositeur était cependant mieux connu pour ses travaux scientifiques que pour ses créations musicales, selon la musicologue Marguerite Béclard d’Harcourt [5], qui fut également l’élève d’Emmanuel. Ce cadre de compositeur-savant rend d’autant plus étonnante la présence du mode de  dans Salamine, laquelle est constatée non seulement dans l’ouverture, mais aussi à de nombreux autres moments de la tragédie lyrique.

Néanmoins, c’est précisément dans ce legs du savoir hellénistique, hérité d’une longue tradition européenne remontant à l’archéologue et historien de l’art Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), que la raison de la présence curieuse du mode de  peut être trouvée. L’auteur de Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) donne alors le ton sur lequel les générations d’hellénistes suivantes joueront [6]. Parmi les questions soulevées par Winckelmann, celle de l’imitation de l’idéal grec de beauté, ou Beau grec, s’avère particulièrement pertinente pour éclairer le processus créatif de Maurice Emmanuel. Le Beau grec, coincé dans le passé pour toujours, serait pour autant encore capable d’émouvoir le public, selon Winckelmann. Dans ce contexte, les artistes modernes devraient à leur tourimiter le Beau grec, c’est-à-dire le contempler et faire transparaître ses principes intrinsèques dans de nouvelles œuvres originales. Ces œuvres, malgré leur essence grecque, seraient donc conçues « au goût du jour ». Toujours selon Winckelmann, cette imitation du Beau grec empêcherait les artistes modernes de succomber à la tentation de copier servilement l’art grec. La copie des œuvres grecques par des artistes modernes créerait en effet une œuvre qui ne parle pas du présent, une œuvre qui génère un contresens historique condamné à la faillite [7].
 

Imiter la Grèce 

Le défi qui consiste à définir concrètement ce qu’est l’imitation et en quoi elle diffère de la copie est particulièrement difficile à relever en musique, un art qui, bien que très apprécié des Grecs, ne laissa pratiquement aucun chef-d’œuvre de son expression chez les Anciens. Si la découverte des hymnes de Delphes en 1893 par Théophile Homolle (1848-1925) apporta une contribution substantielle à la connaissance de la musique grecque, celle-ci intègre un groupe de musiques passées à la postérité, mais pas de manière intacte. Certaines d’entre elles s’avèrent plus fragmentaires que d’autres et, à l’exception d’un extrait plutôt lacunaire d’Oreste d’Euripide, leur ensemble ne comprend pas seulement un fragment musical d’un poète renommé. Un an avant la fameuse découverte d’Homolle, le paléographe et helléniste Charles Wessely (1860-1931) qualifiait l’état de la connaissance sur la musique grecque ancienne de « désastre complet », ajoutant que :

La puissance de la musique grecque, tant glorifiée dans les traditions mythiques, tant célébrée par les poètes, les philosophes et les historiens, échappera toujours à notre appréciation. […] Quant aux textes musicaux de l’Antiquité, ils ont peu ou point de valeur dans l’état où ils nous sont arrivés [8].

Cependant, si l’on considère la littérature consacrée à la théorie de la musique, on peut affirmer que même si les musicologues disposent d’un plus grand nombre de documents authentiques, le manque criant d’exemples rend la théorie trop obscure. Selon François-Auguste Gevaert (1828-1908), musicologue helléniste et professeur de Maurice Emmanuel, se faire une idée minimalement précise de ce qu’était la musique antique à travers les traités théoriques serait imprudent :

Supposons que l’invasion des barbares au vsiècle n’eût épargné aucun édifice antérieur au siècle d’Auguste, et que, pour étudier l’architecture grecque, nous n’eussions que les théories de Vitruve, d’une part, et, de l’autre, quelques constructions médiocres du iie et du iiie siècle. Tel est, à peu de chose près, le problème désespérant qui s’offre à l’historien de la musique gréco-romaine [9].

Toutefois, cette réflexion qui date de 1875 suscite une certaine réserve, puisque plusieurs des fragments musicaux les plus importants ne furent découverts que dans les décennies suivantes. Malgré tout, ce pâle reflet de ce que fut la musique grecque constitue la source principale pour trouver à la fois ses éléments essentiels et ses caractéristiques accidentelles, les premiers étant le matériau de l’imitation, les secondes, celui de la copie [10]. À ce sujet, dans la préface de Salamine,Emmanuel affirme que « nous connaissons avec certitude certains principes essentiels de l’art grec qui, transposables dans n’importe quel système musical, n’ont rien perdu de leur efficace ». Parmi ces principes figure « la variété d’expression obtenue par la variété des échelles modales * [11] ».

De ce point de vue, la présence du mode de ré, inconnu des Grecs anciens, serait une façon de montrer que Salamine n’est pas une copie d’une tragédie grecque, mais bien une création moderne qui dialogue avec des principes de la musique grecque comme la diversité des modes, qu’ils soient grecs ou non. Marguerite d’Harcourt est parvenue à la même conclusion [12].
 

La copie versus l’imitation

Malgré la dichotomie évoquée jusqu’ici, l’imitation et la copie, plutôt que de s’exclure mutuellement comme les faces opposées d’une pièce de monnaie, semblent se situer aux deux extrémités d’une même ligne [13]. Les musiques classées selon ces critères ne constitueront jamais entièrement des copies ou des imitations : elles partageront de nombreuses caractéristiques communes, dans des mesures différentes. Ces deux pôles diviseront la musique française d’inspiration grecque pendant toute la Troisième République (1870-1940), notamment celle pour la scène (p. ex. : opéras, tragédies lyriques, opérettes) en ce qui concerne Maurice Emmanuel, mais aussi toute une pléiade de compositeurs et de compositrices, de Gounod à Stravinsky [14].

Les deux extrémités de la ligne se distinguent par leurs différences. La musique qui s’approche de la copie consiste en une sorte d’archéologie musicale puisqu’elle fait référence directement au passé classique, c’est-à-dire qu’elle utilise d’anciennes échelles et des instruments comme la harpe et le hautbois, qui évoquent d’autres instruments anciens comme l’aulos * et la lyre. L’imitation, de son côté, se veut plus subtile, parfois même trop selon certains critiques, en cherchant la « concision », la « netteté » et la « grandeur sereine », des termes employés par Charles Koechlin (1867-1950), compositeur et musicologue contemporain d’Emmanuel et défenseur de cette musique gréco-française [15]. D’ailleurs, Koechlin trouvera dans Socrate, d’Erik Satie, un exemple de cette musique pleine de références subtiles à l’art grec [16]. Cette même musique fit l’objet d’une évaluation moins favorable par le musicologue et critique musical Boris de Schloezer (1881-1969), qui jugeait que « si nous voulons entendre à nouveau cette musique, il nous faudra […] oublier complètement cette analogie qu’on prétend établir entre la musique de Satie et l’art grec ». Il ajoute :

Il est vraiment étonnant que, malgré les travaux de ces cent dernières années, on en soit encore à l’idéal grec tel que le concevait un Winckelmann. […] Il n’y a rien de commun entre la musique de Satie et l’art grec qui n’était ni « réservé », ni « pudique », ni « discret » [17].

Du côté opposé, plus proche de la copie, se trouve la musique de scène d’Antigone, créée par Camille Saint-Saëns, qui ne plaît guère à tous et à toutes. Le musicologue Jean Chantavoine (1877-1952) la qualifia d’ailleurs de « sorte de réalisme archéologique ». Il ajoute que « même en traitant des sujets du passé, l’art doit parler la langue du présent [18] ».
 

Salamine

Si l’imitation et la copie, ou encore la musique gréco-française et la musique archéologique, sont considérées comme les deux extrémités d’une ligne, Salamine se trouve tout près du centre [19]. D’une part, l’instrumentation suit un schéma classique : bois, cuivres, cordes et percussions. D’autre part, les gammes, soit l’organisation de sons qui servent de référence pour créer des mélodies, sont plus innovantes, et la modalité * est omniprésente. Elle va cependant au-delà de la modalité grecque, ce qui surprend. Ces gammes modales, au lieu de se succéder régulièrement pour générer de la variété, se superposent, créant souvent de nouvelles gammes instables et parfois composées de plus de sept notes, ce qu’Emmanuel nomme dans ses travaux sur l’histoire de la musique des « gammes abondantes » [20]. Ce cadre ne révèle pas une relation harmonique entre les sonorités, mais un véritable conflit entre les gammes grecques et, peut-être, les gammes indiennes.

L’hypothèse se veut cohérente, car en 1920, soit presque dix ans avant Salamine, Emmanuel avait montré qu’il maîtrisait ces gammes orientales dans sa pièce didactiquement intitulée Sonatine en divers modes hindous. Elle s’avère toutefois difficilement vérifiable, puisque les modes dits « hindous » correspondent en fait à un système de 72 gammes, lesquelles sont si nombreuses que plusieurs possèdent un mode équivalent dans la musique européenne. La gamme de mi, appelée « Doristi-mi » par Emmanuel [21], en est un exemple, celle-ci correspondant exactement au râga *Bhairavi. D’ailleurs, même le mode de ré, qui surgit en Europe pendant le Moyen Âge, possède un équivalent en Inde, le râga Kafi. Cependant, si d’un côté les gammes européennes ont fréquemment des râgas équivalents en Inde, l’inverse n’est pas toujours vrai. Dans la plupart des cas, plusieurs arrangements d’intervalles communs à la musique indienne existent, lesquels s’avèrent inhabituels pour la musique européenne, qu’elle soit moderne, médiévale ou ancienne. Parmi ces arrangements figure par exemple l’intervalle de la quarte augmentée * (dofa dièse), présent dans la gamme européenne de fa, une gamme considérée comme majeure en raison de la tierce majeure fala, mais absent des gammes de ré, de mi ou de la, dites de mode mineur en raison de la tierce mineure respectivement la, misol et lado. La présence de cet intervalle au troisième acte, scène deux de la musique de Maurice Emmanuel indique donc une influence indienne. La bataille de Salamine mit fin à une guerre dans laquelle l’Occident grec s’opposait à la Perse, l’empire oriental par excellence. Ce même conflit se manifeste dans les gammes employées par Emmanuel.

Salamine se trouve au centre de deux conflits, l’Orient contre l’Occident et la modernité contre l’Antiquité. Si la bataille de Salamine a pris fin depuis longtemps, le second conflit battait encore son plein pendant le régime de la Troisième République. Ils ont cependant tous deux marqué la composition : si des éléments extraeuropéens attestent d’une musique éloignée de l’archéologie et de la copie, ces mêmes éléments témoignent aussi d’une musique qui mêle des gammes grecques et orientales, créant ainsi un conflit musical qui lui est propre. Ce conflit ne pouvait prendre vie à l’Opéra de Paris que dans le cadre de la musique de la modernité, une période qu’Emmanuel voyait s’éloigner de la tonalité classique et tendre vers d’autres langages tels que les anciennes échelles modales.

 

 

— Un article de Nathan Shtorache Winck, étudiant au programme de maîtrise en musique à l'Université de Montréal

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