Aider les élèves québécois à développer leur orthographe constitue un enjeu éducatif crucial : une récente enquête révèle un inquiétant recul à ce sujet chez les élèves du secondaire. Les outils numériques, aujourd’hui généralisés dans l’environnement des élèves, et particulièrement des élèves du préscolaire, sont parfois tenus responsables de ce déclin, particulièrement chez les enfants du préscolaire. Pourtant, même si des études portant sur les répercussions de l’utilisation du clavier dévoilent son effet néfaste sur l’apprentissage graphomoteur, une compétence primordiale pour maîtriser l’orthographe, d’autres facteurs liés à l’expérience dactylographique nuancent ce constat.
À la fin du secondaire au Québec, seul un élève sur deux maîtriserait les règles de base de l’orthographe, selon le bilan 2023 de l’épreuve du ministère [1], un test annuel qui évalue notamment la connaissance de l’orthographe chez les élèves de cinquième secondaire. Si le contexte d’enseignement difficile pendant la pandémie a certainement contribué à l’émergence de ces difficultés orthographiques, d’autres facteurs entrent également en ligne de compte. Ce constat coïncide avec la fin d’une décennie marquée par l’adoption massive d’outils numériques par les jeunes. En 2013, par exemple, 10 000 élèves québécois du primaire et du secondaire, soit environ 1 % des élèves, auraient employé un iPad en classe [2]. Quelques années plus tard, en 2020, un appareil numérique était disponible pour deux élèves (50 %), en moyenne [3]. Cet engouement technologique a cristallisé les préoccupations des parents et du personnel enseignant concernant les conséquences de ces nouveaux outils sur la maîtrise de l’orthographe [4].
Grâce au clavier physique ou tactile, les outils numériques constituent de nouvelles interfaces d’écriture pour les jeunes. Le recours à ces outils est cependant loin d’être anodin, car il se répercute sur une compétence nécessaire à l’apprentissage de l’orthographe : la graphomotricité. Celle-ci désigne l’ensemble des gestes moteurs effectués par le corps, des doigts jusqu’au buste, pour écrire. L’automatisation de ces gestes, c’est-à-dire le fait de ne plus y penser durant l’écriture, s’avère essentielle pour se concentrer sur l’orthographe des mots produits [5]. Or, l’usage du clavier réduit justement l’expérience graphomotrice.
Abonnez-vous à notre infolettre!
Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!
L’apprentissage graphomoteur
Aborder la question des conséquences de l’utilisation du clavier sur la graphomotricité nécessite de revenir sur le fonctionnement et le rôle de celle-ci dans l’apprentissage orthographique.
Deux composantes interviennent dans l’apprentissage graphomoteur. La première est la mémorisation de programmes moteurs, lesquels désignent une séquence de gestes automatisés enregistrée dans la mémoire procédurale * du cerveau, comme le tracé de la lettre a. Si la personne doit écrire cette lettre, son cerveau recherchera en mémoire ces séquences ou programmes pour guider sa main dans le tracé de la lettre. Un ajustement du programme sera toutefois nécessaire en fonction du type de surface sur laquelle elle écrit (feuille de papier ordinaire, papier glacé, dos d’une carte de crédit, etc.), ce qui fait intervenir la seconde composante de la graphomotricité : les rétroactions sensorielles. Celles-ci transmettent en direct au cerveau les informations spatiovisuelles permettant d’ajuster le tracé. Elles renseignent, par exemple, sur la progression de l’écriture du a, sur la position de la feuille par rapport à celle du corps, ou sur la pression exercée sur la mine. Toutes ces rétroactions sensorielles aident à corriger le geste d’écriture et à aboutir à un tracé adéquat.
L’apprentissage graphomoteur favorise celui de l’orthographe en allégeant la charge cognitive, c’est-à-dire le nombre d’informations gérées simultanément par le cerveau, ce dernier étant limité, comme un disque dur. Effectivement, les actions d’ajuster le tracé d’une lettre et d’orthographier un mot mobilisent toutes deux une partie du cerveau, ce qui augmente la charge cognitive et engendre une compétition pour gérer l’écriture d’un mot et son tracé chez le jeune scripteur * ou la jeune scriptrice *. À force de répétitions, ce même tracé s’enregistrera dans le cerveau en tant que programme moteur. Le cerveau n’aura alors qu’à récupérer en mémoire le programme correspondant au tracé désiré pour le réaliser. Cette automatisation du geste d’écriture réduit la charge cognitive du scripteur ou de la scriptrice, qui pourra ainsi orienter son attention sur l’orthographe correcte du mot plutôt que sur son tracé [6].
L’alphabétisation en péril
La substitution de l’écriture manuscrite par la dactylographie (écriture au clavier) peut ainsi mettre en péril le développement de la graphomotricité chez les enfants d’âge préscolaire et, à long terme, affecter négativement l’apprentissage de l’orthographe. L’équipe de recherche française de Longcamp a amené des preuves concrètes de l’influence du clavier et du crayon sur la capacité des enfants d’âge préscolaire à reconnaître les lettres [7]. Dans le cadre de l’étude, un total de 38 enfants âgés de 3 à 5 ans ont suivi un entraînement d’écriture de 3 semaines au stylo ou au clavier. Les exercices effectués consistaient à copier des mots en lettres majuscules avec l’un ou l’autre des modes d’écriture. À l’issue de l’entraînement, les enfants ont effectué un test de reconnaissance des lettres. L’exercice a démontré un avantage de l’entraînement manuscrit par rapport à celui mené sur un clavier en ce qui concerne la mémorisation des lettres.
À ce jour, aucune étude n’a reproduit celle de Longcamp en évaluant, dans les mêmes conditions, la maîtrise de l’orthographe de mots français complets. Des hypothèses peuvent toutefois être tirées d’une étude similaire conduite par l’équipe allemande de Kiefer sur des enfants d’âge semblable [8]. L’étude a comparé les répercussions de l’écriture manuscrite et dactylographique chez 23 enfants âgés de 4 à 6 ans durant 4 semaines. Les enfants devaient écrire des lettres au clavier ou au stylo et faire des jeux visant à associer des images avec la première lettre du mot ciblé. Aucune différence entre les groupes n’a été observée après l’entraînement sur la reconnaissance des lettres, car les enfants connaissaient préalablement bien l’alphabet. En revanche, lors de l’épreuve demandant d’écrire des mots inventés, le groupe utilisant le stylo s’est démarqué du groupe écrivant au clavier. L’orthographe de ses mots respectait mieux les contraintes implicites de la langue, appelées « règles graphotactiques », comme le fait que deux ane peuvent se suivre. Cette découverte laisse donc supposer que le clavier constituerait un obstacle à l’apprentissage de l’orthographe chez les élèves du préscolaire.
La comparaison avec la langue de Goethe s’avère intéressante, car l’allemand est également une langue alphabétique *, quoique moins opaque que le français [9]. L’opacité d’une langue signifie qu’un même son, dit « phonème », peut se transcrire par différents ensembles de lettres, dits « graphèmes ». Par exemple, le phonème [ɛ̃] s’écrit avec trois graphèmes distincts dans les mots frein, faim et chien. Cette panoplie de choix d’écriture engendre une partie des difficultés orthographiques du français et pourrait mener à des résultats différents de ceux observés dans l’étude allemande [10].
En résumé, ces expérimentations révèlent que l’exercice graphomoteur aide à mémoriser la forme visuelle des lettres et les règles graphotactiques. L’utilisation du clavier en classe pourrait ainsi réduire la place de la pratique manuscrite et amoindrir les avantages de celle-ci pour la maîtrise de l’orthographe.
Dompter le clavier
À première vue inquiétants, ces résultats ne doivent toutefois pas être généralisés. La dactylographie représente effectivement une importante charge cognitive pour les élèves de la maternelle, habitués à l’écriture manuscrite, et leur demande un effort qui réduit l’attention allouée à l’orthographe [11]. Cette charge cognitive dégrade par conséquent la mémorisation des lettres chez ces élèves. Pourtant, le clavier en lui-même ne menacerait pas la maîtrise de l’orthographe. Comme un apprenti ou une apprentie ayant peu d’expérience en jonglage qui reçoit la consigne de s’exercer sur un unicycle fera tomber ses balles avant d’apprendre à contrôler son équilibre, la menace du clavier viendrait plutôt du manque d’expérience dans l’écriture manuscrite.
Si, intuitivement, un âge plus tardif convient davantage pour introduire les claviers auprès des enfants, les données montrent que ce n’est pas si simple. Comparativement aux élèves du préscolaire, ceux et celles du primaire et du secondaire maîtrisent mieux leur motricité fine * au clavier. Pourtant, ils n’écrivent aussi vite au clavier qu’à la main (20 mots par minutes) qu’à partir de 13 ans [12]. D’ailleurs, comme l’ont démontré Rogers et Case-Smith en 2002, au moins 20 heures d’entraînement sont nécessaires pour amener des élèves de la sixième année du primaire, âgés de 11 ans, à écrire aussi vite au clavier qu’à la main [13]. Autrement dit, les gestes graphomoteurs demeurent plus économes en ce qui concerne la charge cognitive jusqu’à un âge avancé de la scolarité.
Puisque les ordinateurs, tablettes et autres appareils électroniques font aujourd’hui partie du quotidien des jeunes, les enseignants et enseignantes gagneront à en tirer avantage pour développer les connaissances orthographiques des élèves. Cependant, en plus de leur donner accès à ces outils, ils et elles devront s’assurer de leur offrir un temps de formation suffisant pour leur permettre d’utiliser adéquatement le clavier.