Jeu d'échecs - pièces en position  de départ

Je voudrais revenir sur l'idée de "balise de codage neuronal" que j'ai proposée il n'y a pas si longtemps. Cette idée selon laquelle l'activation d'un groupe de neurones pourrait déterminer un système de codage particulier d'une structure cérébrale et permettre ainsi de passer d'un système de codage à un autre pour une même structure selon le schéma d'activation du groupe de neurones en question. J'en étais venu à imaginer cette possibilité m'appuyant sur une étude qui montrait que la joueuse d'échecs Susan Polgar utilisait en fait la même aire cérébrale, l'aire fusiforme, pour jouer aussi bien aux échecs que lorsqu'elle regarde des visages. En lien avec l'idée de bruit neuronal que j'ai développée par la suite, j'ai suggéré que l'activation des neurones jouant ce rôle de balise pouvait se faire selon un ensemble de schémas très diversifiés afin de contrer des erreurs possibles d'aiguillage.

Il nous serait peut-être possible d'aller plus loin dans notre réflexion. Me doutant bien que Susan Polgar ne doit pas être un cas unique parmi notre espèce, je me suis demandé si on ne pouvait pas retrouver chez d'autres personnes ce genre de configuration dans d'autres circonstances. Il s'avère que c'est le cas chez les bilingues équilibrés, les personnes qui ont grandi en apprenant deux langues dès leur plus jeune âge. À la différence des personnes qui apprennent une seconde langue à l'âge adulte pour lesquelles deux zones cérébrales distinctes se trouvent activées pour chacune des langues apprises; chez les bilingues équilibrés, une seule et même zone intervient pour les deux langues. On a alors un autre exemple où on pourrait imaginer qu'un système de balises pourrait intervenir pour préciser quelle langue se trouve être codée par l'aire cérébrale en question.

L'alternance de codes

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Chez les personnes bilingues et justement surtout chez les bilingues équilibrés, on observe parfois un phénomène : des personnes parlant entre elles peuvent décider de passer fréquemment d'une langue à l'autre tout au long d'un même échange. C'est ce qu'on nomme en anglais le "code switching" qu'on traduit habituellement par "alternance de codes". Non seulement cette alternance entre langues se produit d'une phrase à l'autre mais elle peut aussi se produire à l'intérieur même d'une phrase d'un syntagme à l'autre. Ce faisant, si un système de balises doit permettre de passer d'une langue à l'autre à l'intérieur d'une même phrase, ce système doit être très rapide pour passer d'une balise à l'autre. Cette contrainte nous suggérerait qu'il pourrait peut-être faire appel à un schéma d'activation de neurones très diversifié pour contrer le bruit neuronal mais que chaque groupe comprendrait un nombre relativement restreint de neurones à activer correspondant à une balise en question. Autrement dit, dans ce cas-ci, cela demanderait de faire correspondre à de nombreux petits groupes de neurones plutôt qu'à des ensembles de neurones beaucoup plus étendus.   

Susan Polgar et les échecs

Une observation nous indique qu'il vaut la peine de creuser cette piste. Revenons à Susan Polgar. La vidéo que j'ai déjà mentionnée la montre en train de jouer une partie d'échecs mentalement. Les grands maîtres internationaux des échecs peuvent jouer aux échecs sans voir l'échiquier (certains comme Paul Morphy au 19e siècle auraient même joué simultanément plusieurs parties à l'aveugle!). Susan Polgar, elle, se concentrait sur une partie mais au lieu d'être assise dans le calme d'un local, seule à se concentrer, elle jouait cette partie à l'aveugle alors qu'elle se promenait dans les rues d'une ville. On imagine toutes les distractions possibles, visuelles et sonores, et parmi ces distractions, il y avait les gens qui marchaient vers elle. Elle ne pouvait donc pas manquer d'apercevoir leur visage. Or ce que Joy Hirsch, neuroscientifique de l'Université Columbia, nous fit découvrir c'est que la région du cerveau de Susan Polgar qui s'active quand elle se concentre sur les échecs est exactement la même que celle qui s'active quand elle regarde des visages : l'aire fusiforme.

C'est là que ça commence à devenir intéressant. Dans cette séquence où elle joue cette partie d'échecs, elle se promène en même temps et aperçoit le visage de nombreuses personnes. Il devrait logiquement s'ensuivre que l'aire fusiforme de son cerveau devrait basculer constamment d'un système de codage (celui du jeu d'échecs) à un autre (celui de la perception des visages). Voilà donc un cas de figure, si on me permet ce jeu de mots, qui renvoie à celui sur l'alternance de codes linguistiques. En fait, dans un cas comme dans l'autre, on pourrait parler ici d'alternance de codes tout court.  

Perception consciente versus perception inconsciente des visages

On ne peut manquer cependant de se poser une question : compte tenu du fait que Susan Polgar devait malgré tout restée suffisamment concentrée pour jouer sa partie d'échecs, percevait-elle, à ce moment-là, le visage des gens comme nous les percevons habituellement? Autrement dit, si elle avait eu à croiser une personne qu'elle connaît, l'aurait-elle reconnue? Tout dépendait peut-être de son niveau de concentration sur la partie d'échecs qui ne devrait pas être le même si elle affronte un autre grand maître que si elle joue contre un amateur. Justement peut-on être concentré au point de croiser des personnes dans la rue sans les reconnaître? Il est vrai que lorsqu'on se promène, on ne regarde pas tous les visages des gens qu'on croise.  Pour autant, il est possible de reconnaître des visages sans en avoir conscience. Dans son livre intitulé "Psychopathologie de la vie quotidienne", Sigmund Freud raconte une anecdote : durant l'une de ses promenades en ville, il est tout à coup absorbé dans ses pensées. Un couple de personnes lui reviennent alors en mémoire où défilent dans son esprit des faits, en partie réels et en partie imaginaires, qui le mettent en scènes et concernant ces gens jusqu'à ce que ses pensées soient interrompues par les salutations des deux personnes en question qui s'approchent de lui. Freud écrit que cette coïncidence s'explique par le fait qu'il ait reconnu inconsciemment ces personnes au loin et que cette reconnaissance aurait déclenché sa rêverie.[1] Dans le même livre, il cite Otto Rank, l'un de ses disciples, qui raconte une anecdote similaire qui lui est arrivée.[2] Dans le cas de Susan Polgar, se pourrait-il que la reconnaissance seulement inconsciente des personnes connues qu'elle croiserait dans la rue lui permettrait de parvenir à un niveau de concentration plus élevé en jouant une partie d'échecs durant sa promenade? Et si c'était le cas, cette stratégie permettrait-elle à son cerveau de basculer plus rapidement du codage des visages au codage des échecs? Les questions, pour l'instant sans réponse, s'accumulent.

Quand j'ai présenté cette idée de balise de codage neuronal la première fois, je soutenais l'idée que celle-ci devait se manifester par l'activation au préalable d'un grand nombre de neurones, au moins plusieurs milliers. J'aurais même pu écrire des millions alors que dans cet article-ci, l'idée d'alternance de codes rapides me conduit plutôt à l'idée d'un nombre beaucoup plus restreint de neurones à activer. Est-ce à dire que ces deux possibilités s'excluent l'une l'autre? Pas forcément. Dans l'article précédent, j'expliquais que le bruit neuronal pouvait s'avérer être un des rouages de l'évolution du système nerveux si ce bruit diminue pour les structures du cerveau qui ont à s'activer le moment venu en étant transféré momentanément ailleurs dans le système nerveux. Imaginons que ce transfert de bruit neuronal ne soit que partiel et permette malgré tout le codage d'informations en nombre limité puis peu à peu, ce transfert augmente en efficacité et permet le codage d'informations plus précises. C'est en fait ce que je proposais dans cet article pour le développement à la fois sensorimoteur et cognitif chez les enfants. Imaginons maintenant que cette maîtrise du transfert du bruit neuronal soit poussée encore plus loin chez certaines personnes permettant à certaines zones de leur cerveau de coder encore plus d'informations ou d'effectuer par exemple beaucoup plus de calculs en un temps donné du fait que ce type de bruit deviendrait durant ces moments pratiquement inexistant. Si c'est le cas, les ensembles de neurones jouant le rôle de balises spécifiant le système codage n'auraient pas besoin d'autant de robustesse et nécessiteraient donc un nombre plus restreint de neurones et pourraient s'activer plus rapidement. Toutes les structures du cerveau peuvent évoluer au fil du temps, s'il existe des groupes de neurones correspondant à ce genre de balises alors nous pouvons imaginer que ces structures peuvent évoluer elles aussi.

 

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