Jeunes enfants népalais jouant avec des chats

Dans l'article précédent, je faisais intervenir l'idée d'un bruit neuronal, un phénomène qui pourrait se concevoir dès les premiers stades de l'ontogenèse et qui pourrait être présent chez de nombreuses espèces. Je mentionnais l'exemple des potentiels d'action produits spontanément par des cellules nerveuses chez l'embryon de poulet. Chez notre espèce aussi, on retrouve ce phénomène de potentiels d'actions spontanées, y compris dans le cerveau adulte, que j'interprète comme un bruit neuronal.

Si ce type de phénomène s'observe chez le poulet dès avant la naissance, on peut supposer qu'il puisse aussi exister chez des espèces phylogénétiquement encore plus anciennes. De cette façon, on peut se demander si l'évolution n'a pas eu prise sur celui-ci. À cette fin, permettons-nous de nous aider de la pensée analogique : de même qu'un bruit s'estompe une fois qu'il a été émis, on peut s'imaginer qu'il en va de même pour un bruit neuronal. Si des bruits constituent une nuisance s'ils sont trop intenses et qu'ils peuvent être présents de façon persistante dans l'environnement, les organismes chercheront un moyen de s'en préserver pour en diminuer l'intensité sans toutefois les supprimer complètement.

L'existence du réflexe stapédien est un exemple d'un tel cheminement évolutif. Ce réflexe qui se produit grâce au muscle stapédien qui diminue la mobilité de l'étrier, un des osselets de l'oreille moyenne, pour atténuer l'amplitude des ondes sonores, quand celles-ci sont trop intenses. De même, si un bruit neuronal existait de façon persistante depuis les premiers stades évolutifs de l'apparition du système nerveux, on pourrait alors imaginer que l'évolution a pu trouver divers moyens pour en diminuer l'intensité de façon à rendre plus efficace le codage des informations.

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Quels seraient ces moyens? Des travaux mentionnés dans l'article que j'ai écrit précédemment suggèrent une réponse. J'écrivais que «...des états qui caractérisent habituellement l'état de sommeil se manifestent durant la veille de façon localisée. Or, il semble que dans ce dernier cas, ces manifestations locales interfèrent avec certaines activités cérébrales. » Je mentionnais ensuite dans le même paragraphe certaines études à l'appui de cette idée. Cela nous suggère que l'apparition du sommeil au cours de l'évolution aurait pu avoir pour fonction, dans un premier temps, de concentrer ce bruit neuronal durant les périodes où l'organisme est inactif. À supposer que ce soit le cas, comment les organismes les plus primitifs dépourvus de sommeil surmontent-ils les contraintes de cette activité neuronale incontrôlée si tant est que cette dernière s'observe aussi chez ces organismes?

L'idée d'un codage flou

On peut penser que la parade à ce type d'obstacle serait d'inclure ce bruit neuronal dans le codage des informations. On a rencontré déjà cette idée quand j'ai présenté dans un autre article le concept de balise de codage pour permettre à un même ensemble de neurones d'utiliser deux systèmes de codage. À cette fin, un groupe de plusieurs dizaines de milliers de neurones s'activeraient pour déterminer le système de codage en question. J'avais alors proposé que ce processus pourrait faire appel à plusieurs schémas d'activation pour déterminer un même système de codage de façon à contrer, de façon sûre, un bruit neuronal résiduel. Je proposerais ici que cette astuce serait en fait héritée de ce même mécanisme de codage flou utilisé par les organismes les plus simples dotés d'un système nerveux. Le désavantage évident de cette voie évolutive est la limitation de la capacité de codage du système nerveux de l'organisme en deçà de ce qu'elle pourrait être sans cette contrainte. La prise en compte de ce genre de scénario met en lumière une vision quelque peu différente de l'évolution dans le monde animal. Elle suggère que l'évolution des capacités neurologiques cheminerait en cherchant à se soustraire autant que faire se peut à ce qui constitue un bruit neuronal et l'une de ces grandes étapes aurait été réalisée avec l'apparition du sommeil. Dans ce cas, au lieu d'être absorbé, ce bruit serait mis en veilleuse temporairement durant le moment où l'organisme est actif pour se manifester avec plus d'intensité durant la période d'inactivité.   

Le développement de l'enfant : de l'acuité perceptuelle à l'acuité conceptuelle

Si notre compréhension de cet aspect du cheminement évolutif est dans le vrai, pourrait-on alors en avoir des indices? Limitons-nous ici à notre propre espèce. Nous avons dit qu'un tel bruit neuronal pourrait entraîner ce que j'appelle un codage flou. Je vais préciser par des exemples concrets ce par quoi peut se manifester ce type de codage. Dans mon article précédent, j'avais mentionné une activité spontanée qu'on retrouve dans les neurones moteurs de la moelle épinière observée, entre autres, chez l'embryon humain. Cette activité spontanée des neurones moteurs s'atténue après la naissance. Au départ, lorsqu'il veut faire un mouvement pour toucher un objet, le bébé est secoué de mouvements désordonnés. Petit à petit, ces mouvements involontaires diminuent et l'enfant parvient à toucher les objets à sa portée sans pouvoir encore les saisir. Plus tard, il peut saisir des objets d'une main puis avec la coordination des deux mains. Tout au long de ce parcours, son acuité motrice s'affine.

Parallèlement toutes ses modalités sensorielles vont s'affiner au cours de son développement. La motricité et la perception ne sont pas les seuls domaines concernés par ce type de développement. La mémoire et la cognition en général le sont aussi. L'une et l'autre sont d'ailleurs liées entre elles. Avant l'âge de 2 ans, l'enfant ne conserve habituellement aucun souvenir qui puisse réémerger à la conscience. Peu à peu se construit cette mémoire, tout comme s'échafaudent graduellement en parallèle les connaissances de l'enfant. Nos tout premiers souvenirs d'enfants sont quelque peu embrumés, incertains, flous pourrait-on dire. Ceux des années suivantes sont plus précis. Il en va de même pour les connaissances que l'on acquiert. Les estimations temporelles par exemple, restent très imprécises, voire confuses, durant plusieurs années chez l'enfant. Est-ce cette imprécision qui aurait persisté pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité qui expliquerait le temps mis pour avoir surmonté la difficulté qui empêchait de concevoir la distinction entre vitesse et accélération? De même pour distinguer les concepts de "masse" et de "poids", on peut supposer que cela nécessite un système de codage plus précis. Ces deux derniers exemples font intervenir ce que j'appelle l'acuité conceptuelle. Pour résumer : nous pouvons identifier au moins quatre domaines parmi lesquels il nous est possible de définir une acuité dont la précision augmente lors du développement de l'enfant : les acuités motrices, perceptuelles, mnésiques et conceptuelles. Ce potentiel pourrait donc éventuellement se développer chez l'enfant, en partie du moins, par une diminution d'un bruit de codage.

Le codage neuronal par population

Maintenant que nous nous sommes lancés sur cette piste à l'aide de ces indices, il nous est peut-être possible d'entrevoir un mécanisme sous-jacent au niveau des circuits neuronaux. En ce qui concerne la mémoire, on sait qu'une partie interne du lobe temporal, le lobe temporal médian, est impliquée de façon essentielle dans la mémoire épisodique, celle des évènements de notre passé. Or, pour coder des informations, le lobe temporal médian utilise ce qui est appelé en neurosciences le codage neuronal par population. Chaque concept est codé par un ensemble de plusieurs neurones. Chacun de ces neurones en particulier fait partie de plusieurs groupes distincts de neurones qui codent chacun un concept différent. Dans l'un de ses ouvrages, Jean-Philippe Lachaux en donne un exemple : « La tour Eiffel et la tour de Pise activent donc deux populations de neurones qui coïncident partiellement. » [1] Ce type de codage impliquant l'activation d'un million de neurones ou plus, permet de coder un nombre incalculable de concepts... à condition de ne pas être contraint par un bruit neuronal trop intense. Imaginons un instant que ce bruit neuronal agisse comme une contrainte forte, le codage neuronal par population nécessitera plus de robustesse, autrement dit, il devra recourir à une redondance très forte et, par le fait même, limitera à l'extrême le nombre de concepts pouvant être codés puisque chacun d'eux correspondra non pas à un groupe unique de neurones activés mais plutôt à un grand nombre de ces groupes. Si l'activation d'un groupe particulier est modifiée par un bruit neuronal, il sera toujours probable qu'un autre groupe corresponde encore au même concept pour son émergence dans la conscience. Partant de là, on pourrait concevoir que la capacité de ce type de codage par population puisse s'accroître advenant la diminution d'un bruit neuronal dans cette région du cerveau. Ainsi, on comprendrait que le lobe temporal médian d'un très jeune enfant ne puisse coder au départ que des concepts généraux (tour, maison, jouet...) en vienne plus tard à distinguer une tour d'une autre, une maison d'une autre, etc. Son acuité conceptuelle, mais aussi celle de sa mémoire par le fait même, peuvent se développer. Bien sûr, d'autres processus entrent en jeu. 

De tout cela, il ressort que si la maîtrise d'un éventuel bruit neuronal est l'un des rouages de l'évolution du système nerveux ayant permis l'acquisition de facultés plus poussées, entre autres sur le plan de la mémoire et celui des connaissances, il se pourrait alors que cette évolution puisse se poursuivre et, qui plus est, à une toute autre échelle de temps que celle de l'évolution darwinienne.

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