
Dans L’invention mathématique, Henri Poincaré s'interroge sur ce constat qui nous semble banal : « Comment se fait-il qu’il y ait des gens qui ne comprennent pas les mathématiques ? Si les mathématiques n’invoquent que les règles de la logique, celles qui sont acceptées par tous les esprits bien faits ; si leur évidence est fondée sur des principes qui sont communs à tous les hommes et que nul ne saurait nier sans être fou, comment se fait-il qu’il y ait tant de personnes qui y soient totalement réfractaires? » Aussi simple qu'elle puisse nous paraître, la question est d'une grande profondeur. Elle nous conduit, avec Poincaré, à nous interroger sur le statut de la logique.
On conçoit bien souvent la logique comme un ensemble de règles pour le raisonnement qui s'enchaînent de façon linéaire. Cela étant, cet enchaînement devrait nous permettre d'aboutir à toutes les connaissances selon un cheminement continu sans aucun obstacle épistémologique, du moins pour ce qui est des mathématiques. Ce n'est pas le cas. Poincaré ne manquait pas de rappeler que : « C’est avec la logique que nous prouvons et avec l’intuition que nous trouvons. ».
Incomplétude et mathématiques
Abonnez-vous à notre infolettre!
Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!
Kurt Gödel nous a appris que la plupart des systèmes formels comportent des énoncés "indécidables" lesquels ne peuvent être ni démontrés ni infirmés. Ce fameux théorème d'incomplétude de Gödel a ouvert la porte à des résultats formels qui ne manquent pas de nous surprendre. À titre d'exemple, l'hypothèse du continu de la théorie des ensembles. Dans ce qui est accepté comme la formalisation de cette théorie, la théorie des ensembles ZFC, il a été démontré que l'hypothèse du continu n'est ni démontrable ni réfutable, ce qui signifie qu'on peut aussi bien ajouter cette hypothèse que sa négation dans ce système formel.
Cantonné au domaine des mathématiques, qui plus est, des mathématiques avancées, ce genre de résultat peut apparaître moins troublant à l'ensemble de la population. Qu'en est-il des autres disciplines scientifiques? Pouvons-nous retrouver cette indécidabilité pour d'autres domaines du savoir et de la pensée en général? Prenons la question suivante : l'intelligence nécessite-t-elle la conscience pour exister? Quand on quitte le domaine des mathématiques, on voit difficilement comment on pourrait prouver de façon formelle que cette question conduit à une assertion indécidable. Malgré tout, ce questionnement peut nous conduire à une impasse. Voici ce que je veux dire. Poincaré disait que c'est «...avec l’intuition que nous trouvons ». Dans Science et Méthode, il raconte comment s'est produite l'une de ses découvertes :
« À ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des Mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien de mes pensées antérieures parut m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes sont identiques à celles de la géométrie non-euclidienne. Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience. »
Voilà l'un des exemples de travail intellectuel dont une partie a été effectuée de façon inconsciente. Peut-on alors en conclure que l'intelligence ne requiert pas forcément l'existence de la conscience? En fait, on peut raisonner en faisant valoir justement ici que l'existence de cet inconscient nécessite celle de la conscience du scientifique qui a conçu cette idée lorsqu'elle a émergé à la conscience de Poincaré, puisque ce travail inconscient a pris son origine dans ses réflexions conscientes sur ce type de problème. En réalité, les deux raisonnements sont aussi valables l'un que l'autre. La logique binaire nous a habitués qu'une même proposition doit être forcément soit vraie, soit fausse, mais pas l'une ou l'autre parce qu'elle est "indécidable", indécidable face à ces deux raisonnements proposés ici. Ce qui nous amène à considérer le concept de "bifurcation logique". Contrairement à ce que l'on pense, la logique ne s'enchaînerait pas toujours de façon linéaire, mais nous conduirait parfois à des embranchements qui offrent des choix à la pensée. C'est d'ailleurs ce qui nous est proposé avec l'hypothèse du continu dans le formalisme de la théorie des ensembles ZFC. L'introduction à ce concept de bifurcation logique demande, bien évidemment, des développements ultérieurs.