Que peut nous apprendre le comportement des chimpanzés sur l'apparition de certains aspects cognitifs au cours de l'évolution?
Dans son dernier livre paru en 2022, le primatologue Frans de Waal nous parle longuement du comportement des chimpanzés et de quelques autres primates. Il prend soin de rectifier certaines idées reçues concernant le comportement de ces grands singes en fonction de leur sexe. Certains passages, plus que d'autres, ont retenu mon attention. L'auteur nous rappelle d'abord que notre espèce est la seule à connaître le lien entre la copulation et la reproduction. Certains passages qu’il écrit par la suite n’en sont de plus intéressants. Celui-ci par exemple où il écrit, parlant des chimpanzés, « Une femelle chimpanzé gonflée a tendance à s'accoupler avec différents mâles. Ce n'est que lorsque son cycle atteint son apogée, au moment de l'ovulation, que les mâles de haut rang imposent des restrictions. » [1] Un peu plus loin il écrit : « Qui plus est, quand une femelle s'accouple avec un mâle moins coté, il n'est pas rare de la voir s'échapper avant la fin de l'acte, ce qui empêche la fécondation. » [2]
D'emblée je suis d'accord avec Frans de Waal que notre espèce est la seule à connaître le lien entre copulation et reproduction. Comment expliquer alors ces curieux comportements des mâles et des femelles chimpanzés? Car dans les passages mentionnés, ce n'est pas le lien entre copulation et reproduction qui est mis en évidence mais plutôt celui, d'une part, entre ovulation et reproduction et celui, d'autre part, entre éjaculation et reproduction. D'où nos plus proches parents (avec les bonobos) tirent-ils ces comportements? S'ils ne disposent pas de ces connaissances, alors nous pourrions supposer que celles-ci leur seraient inconscientes, ce qui implique non seulement que les chimpanzés possèdent un inconscient cognitif mais qu'en plus, cet inconscient orienterait leurs comportements ou du moins une partie de leurs comportements.
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L'idée peut paraître osée au départ mais juste avant de faire le lien avec ce que j'ai déjà écrit sur le potentiel cognitif animal et humain, je voudrais citer un autre passage du livre en question. De Waal y mentionne une expérience réalisée avec des gens. Voici ce qu'il écrit : « En filmant discrètement des personnes qui se serraient la main, des chercheurs-euses ont découvert que le geste suivant consistait souvent à porter à son nez la main utilisée. Ils ont comparé le nombre de secondes où elle restait dans cette position, et même évalué le flux d'air nasal de certains sujets. Résultats : si deux individus du même genre, qu'il s'agisse d'homme ou de femme, se serraient la main, il prenait le temps de bien renifler ensuite. Les poignées de main entre personnes de genres différents ne donnaient pas lieu au même type d'inspection. [...] Reste que cette inclination à profiter des poignées de main pour sentir autrui, comme le font les rats et les chiens, est chez nous largement inconsciente. » [3] Nous aurions ici l'exemple d'un comportement humain qui serait en grande partie inconscient alors qu'il ne le serait pas forcément chez certaines espèces animales. Dans le cas de notre espèce, ce serait le témoignage d'un comportement conscient qui aurait évolué de façon à devenir inconscient si on tient compte de la régression des lobes olfactifs. Dès lors, on peut se demander pourquoi l'inverse ne serait pas possible. Pourquoi ne pourrait-il pas exister, chez une espèce, des comportements dont les bases neuronales, qui en sont à l'origine, seraient inconscientes et que les processus neuronaux de ces mêmes comportements deviendraient conscients pour une autre espèce apparue plus tard dans l'évolution?
Dans un autre article, j'écrivais qu'il serait étonnant que l'inconscient soit apparu subitement au cours de l'évolution avec le cerveau humain. L'évolution exige plutôt du temps pour faire apparaître une nouvelle fonction ou propriété. On devrait s'attendre ainsi à ce que des processus inconscients doivent exister chez les espèces animales les plus proches de nous sur le plan évolutif. Ensuite, pour nous éviter de rejeter trop rapidement cette proposition que j'avance ici et qui s'apparente à ce qui pourrait être des connaissances inconscientes chez les chimpanzés, je voudrais rappeler une étude que j'ai citée pour parler du potentiel cognitif chez l'animal. Pour parler de connaissances, il faut imaginer que celles-ci requièrent un langage suffisamment évolué. Si on avance l'idée de connaissances inconscientes chez l'animal, il faudrait être en droit de retrouver au moins un ou des indices de langage suffisamment évolué qui resterait normalement inconscient chez les espèces étudiées. L'automne dernier, j'écrivais donc que dans une étude : « ...dans le domaine linguistique, Franck Ramus et ses collaborateurs ont pu montrer que des tamarins à crête blanche (Saguinus oedipus) pouvaient distinguer les phrases prononcées en néerlandais et de celles prononcées en japonais. »
Il me faut tout de suite préciser qu'un tel résultat ne permet pas aux chercheurs-euses d'affirmer que des tamarins à crête blanche disposent du néerlandais ou du japonais comme langue, même inconsciemment. Il permet seulement de supposer qu'il constitue un indice que les individus de cette espèce posséderaient des structures cérébrales qui seraient éventuellement aptes à être utilisées pour faire émerger un langage suffisamment développé sur le plan phonétique. D'où l'idée de potentiel cognitif dont je parlais. Ce que je fais ici, c'est de mettre en relation deux types comportements qui ont été observés chez des chimpanzés, mâles et femelles, avec cette idée de potentiel cognitif pour penser que nous avons peut-être là un lien qui nous permet d'envisager que, sur le plan évolutif, certains comportements pourraient apparaître d'abord en nécessitant un traitement inconscient de certaines informations.
Dès lors on doit se demander pourquoi il en serait ainsi. Voici la réponse que je pourrais proposer. Dans un premier temps, on pourrait imaginer que des comportements complexes ne seraient pas même réalisés; ils pourraient être en phase de "préréalisation", pourrait-on dire, en faisant uniquement intervenir les informations nécessaires à leurs réalisations non seulement sur le plan moteur mais aussi sur le plan social (savoir quand exécuter un comportement et quand ne pas l'exécuter). Là encore, avant de rejeter cette idée, il faut savoir en fait qu'un type de neurones, appelés neurones miroirs, concrétise cette idée de "comportement imaginé". Sauf que dans ce cas-ci, le processus en question fait appel à la perception consciente. Des recherches sont nécessaires pour montrer que le même type de processus puisse être aussi totalement inconscient. Partant de là, si on y parvient, il serait permis de supposer qu'un tel traitement cognitif, totalement inconscient, qui précéderait l'apparition, plus tard, d'un comportement pourrait s'expliquer du fait que le processus en question demanderait moins d'énergie au cerveau s'il n'a pas d'abord à traiter ces informations en plus de celles liées à la réalisation effective des actes en question. En d'autres mots, il pourrait donc s'agir, dans ce cas, d'une stratégie du système nerveux sur le plan évolutif.