Singe tamarin en captivité

Le psychologue anglais Nicholas Humphrey, qui avait travaillé un certain temps avec la primatologue Dian Fossey, avait pu constater que les gorilles n'avaient qu'à se saisir des feuilles à portée de main pour se nourrir. L'espèce humaine mise à part, ils n'avaient pas de prédateurs. Leur mode de vie leur pose donc peu de problèmes, se dit-il. Humphrey savait aussi que les gorilles, comme d'autres grands singes, font preuve d'une surprenante intelligence en situations expérimentales menées dans des zoos ou en laboratoires. Il se posa alors cette question : si l'intelligence a évolué pour répondre aux pressions de l'environnement, pourquoi un animal faisant face à si peu de contraintes est-il si intelligent?

Un potentiel cognitif à explorer

C'est cette réflexion de Nicholas Humphrey qui m'a amené à m'attarder sur l'idée de potentiel cognitif chez l'animal. Pour être clair, je tiens à distinguer "potentiel cognitif" et "niveau d'intelligence" d'une espèce en réservant ce dernier concept aux capacités cognitives animales (et humaines) dans leur environnement naturel. Le potentiel cognitif, lui, concerne toutes les capacités qu'un animal peut démontrer dans n'importe quelle situation, en milieu naturel ou non, en autant qu'elles vont au-delà de ses habitudes de vie.

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Nombreuses sont les recherches qui nous font découvrir ces aptitudes à la cognition insoupçonnées dans le monde animal. L'une d'elles par exemple met au jour la capacité de la part de certains orangs-outans de fabriquer des outils de pierre et de s'en servir. Ces travaux visant à mettre en évidence des aptitudes chez des espèces qui n'avaient pas été observées sont entrepris depuis maintenant plusieurs décennies. On n'a qu'à penser aux travaux sur la communication avec les chimpanzés Washoe et Sarah par exemple. Toujours dans le domaine linguistique, Franck Ramus et ses collaborateurs ont pu montrer que des tamarins à crête blanche (Saguinus oedipus) pouvaient distinguer les phrases prononcées en néerlandais et de celles prononcées en japonais. Fait intéressant, tout comme les nouveau-nés humains, les tamarins ne peuvent discriminer les phrases du néerlandais et du japonais si elles sont prononcées à l'envers. Cela suggère que des processus généraux du système auditif des primates sont déjà présents pour permettre l'adaptation des nouveau-nés humains à certaines propriétés de la parole. Cela nous conduit aussi à prendre conscience que l'idée de potentiel cognitif s'applique aussi à notre propre espèce. De fait, un nouveau-né humain placé dans un environnement sans paroles durant ses années d'enfance aura toutes les difficultés par la suite pour apprendre à parler. Il s'ensuit que le langage humain peut être vu comme une potentialité cognitive même pour notre espèce.

Tout aussi intéressant est de constater que de nouvelles aptitudes de ce potentiel cognitif s'observent aussi en milieu naturel. En étudiant une troupe de babouins olives (Papio anubis) dans la Rift Valley, à 140 km de Nairobi, Shirley Strum avait observé, dès les années 1970, une modification de leur comportement. L'un d'eux était habile à chasser une petite antilope, la gazelle de Thompson. Au bout de deux ans, la plupart des mâles étaient devenus carnivores et, plus surprenant, ils avaient élaboré une tactique de chasse collective, pratique qui demande de faire appel à de nouvelles aptitudes cognitives. Cette pratique a été adoptée par la suite par les femelles adultes du groupe et les juvéniles. On pourrait citer d'autres exemples de ce type.

Un dernier exemple ici, cette fois chez les insectes, pour montrer que des facultés cognitives insoupçonnées peuvent s'observer chez d'autres espèces que les primates. En 2008, une étude a montré que, non seulement des abeilles mellifères  (Apis mellifera) avaient pu distinguer des visages humains mais qu'elles pouvaient aussi les reconnaître par interpolation. Des visages présentés vus de face (angle de 0°) et vus sous un angle de 60° étaient ensuite reconnus par les abeilles lorsqu'ils leur étaient présentés pour la première fois sous un angle de 30°. Il est bon de rappeler que l'abeille effectue cet apprentissage avec un cerveau doté d'environ un million de neurones.

Extension des capacités cognitives

Pour faire écho à la question d'Humphrey, si l'intelligence a évolué pour répondre aux pressions de l'environnement, qu'est-ce qui a bien pu amener des abeilles à pouvoir identifier des visages humains ou encore des singes tamarins à distinguer le néerlandais du japonais? La réponse la plus plausible à cette question, à mon sens, est que l'évolution a doté le cerveau des organismes de surcapacités de codage. En temps normal, ces capacités de traitement de l'information n'étant pas utilisées, elles n'exigeraient pas un surplus d'énergie et ne nuiraient donc pas à l'organisme. Dès lors, si tel est le cas, comment concevoir qu'un même ensemble de réseaux de neurones puissent coder plus d'informations qu'il ne le fait habituellement?

Stratégies de codage

Il y a quelques années, un documentaire sur Susan Polgar m'avait beaucoup intéressé. Susan Polgar est une joueuse d'échec de niveau grand maître international. Le documentaire la montrait en train de jouer une partie d'échecs mentalement alors qu'elle se promenait dans les rues d'une ville. Une autre séquence montrait que 3 ou 4 secondes lui suffisent pour mémoriser la position des pièces sur un échiquier. Le plus intéressant était l'observation du fonctionnement de son cerveau sous IRM. L'étude a été menée à l'Institut neurologique de New York. Ce que Joy Hirsch, neuroscientifique de l'Université Columbia, découvrit c'est que la région du cerveau de Susan Polgar qui s'active quand elle se concentre sur les échecs est exactement la même que celle qui s'active quand elle regarde des visages : l'aire fusiforme.  Je me suis posé alors cette question : comment le cerveau s'y prend-il pour différencier le codage des deux domaines d'informations à traiter si c'est le même ensemble de neurones qui est impliqué? La connaissance de rudiments dans un domaine lié à l'informatique m'a permis d'imaginer une réponse. 

En informatique, il est possible d'utiliser les mêmes symboles voire les mêmes séquences de symboles pour obtenir des résultats différents à l'issue du codage. Il suffit simplement pour cela d'utiliser ce qu'on appelle des balises. Ce sont habituellement de courtes séquences de symboles qui indiquent le début et la fin que tout ce qui est placé entre elles doit adopter un autre système de codage que celui utilisé habituellement en l'absence de ces balises. Grâce à cette astuce, les possibilités de codage sont augmentées. Par analogie, je me suis dit que c'est une des possibilités dont se sert le cerveau. En imaginant qu'avant le début de chaque séquence de codage d'information, plusieurs milliers de neurones pourraient s'activer et, selon certaines séquences, déterminer le domaine d'information (perception des visages ou jouer aux échecs dans ce cas-ci) qui sera concerné par le codage des neurones du réseau. Cette activation de ces quelques milliers de neurones précédant le codage des informations jouerait ainsi le rôle balise. La question suivante est de se demander si cet analogue neurologique des balises de codage nécessite une séquence précise et unique d'activation des neurones en question. Si c'était le cas, un nombre énorme de séquences possibles serait à la disposition du cerveau et, en pareil cas, nous devrions pouvoir nous attendre à ce qu'une même aire cérébrale puisse servir à coder un nombre énorme de domaines cognitifs tout aussi distincts les uns que les autres. Or jusqu'ici tout porte à croire, du moins pour l'instant, que ce nombre de possibilités effectivement en usage serait plutôt restreint. Dans ce cas, il serait sans doute plus juste d'imaginer qu'un ensemble de séquences d'activation de neurones plutôt qu'une séquence précise interviendrait pour correspondre à une balise et donc un domaine de codage en particulier. Quelle en serait la raison? À nouveau, une analogie peut nous suggérer une réponse. Parmi les causes qui font que la transmission d'une information peut poser problème, on trouve le bruit qu'il s'agisse d'information transmise par ondes sonores ou par ondes électromagnétiques par exemple. Il serait possible de concevoir un phénomène analogue pour le cerveau, une sorte de bruit de codage. Pour parer à ce problème, on peut répéter le message à transmettre plusieurs fois. Le désavantage pour le système de codage du système nerveux d'un organisme, c'est que cela demande plus de temps alors que le temps de réaction peut faire la différence entre la vie et la mort pour de nombreux organismes. L'évolution aurait trouvé à la place une autre solution : faire correspondre un message (ou un code) particulier à une multitude de signaux ou de séquences d'activations neuronales de sorte que même si un bruit de codage affecte une séquence d'activation neuronale en particulier, il ne pourra affecter simultanément tout un ensemble de séquence si ce bruit a pour effet d'aiguiller une séquence d'activation sur une autre.

On pourrait imaginer que cette stratégie de codage neuronale serait tout aussi bien disponible pour de nombreuses autres espèces. Face à certains problèmes à résoudre en situation expérimentale, le cerveau de l'animal utiliserait une aire cérébrale dédiée habituellement à une autre fonction en modifiant son système de codage par le biais d'un tel jeu de balises indiquant le début et la fin de cette modification. Autant la distinction entre japonais et néerlandais n'a aucune valeur pour la survie pour les singes tamarins, autant il en va de même pour le jeu des échecs pour la survie de l'humanité. Du coup, on peut commencer à comprendre que cette surcapacité de codage pourrait être à l'origine des éléments culturels apparus depuis chez notre espèce qui ne sont pas essentiels à sa survie.

Dans l'article précédent que j'ai écrit, j'en étais venu à supposer que le cerveau humain pourrait avoir des capacités de mémorisation beaucoup plus vastes que ce que l'on s'imagine habituellement. L'astuce de codage que je mentionne ici pourrait servir à rendre compte de cette capacité accrue. Sans changer cette fonction des aires cérébrales de la mémorisation à long terme, diverses "balises neurologiques" pourraient indiquer de nouveaux systèmes de codage mnésiques relatifs aux différentes époques de la vie d'une personne.

En terminant, puisque je fais aussi intervenir ici l'idée d'un "bruit de codage neurologique", on ne manquera pas de s'interroger sur la provenance de ce bruit. Tenter de répondre à cette question dans un prochain article sera l'occasion pour moi de faire le lien avec une autre idée que j'ai proposée dans un article précédent.

 

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