C’est le message qu’envoient des psychologues et analystes de risques qui se penchent sur la question depuis plus de 25 ans — et qui sont très sollicités par les médias depuis deux semaines.
Abonnez-vous à notre infolettre!
Pour ne rien rater de l'actualité scientifique et tout savoir sur nos efforts pour lutter contre les fausses nouvelles et la désinformation!
« La radiation crée un très fort sentiment de peur — pas exactement de la peur, je dirais plutôt de l’anxiété et un malaise », explique par exemple le psychologue Paul Slovic, de l’Université de l’Oregon. Il s’est spécialisé depuis des décennies dans l’analyse de la façon dont les gens perçoivent le risque.
Le mot radiation « porte automatiquement des associations négatives : cancers, bombes, catastrophes », explique de son côté David Ropeik, ancien journaliste et professeur en communication de risques à l’Université Harvard. Il est l’auteur d’un livre très cité par les temps qui courent : How Risky is it, Really?
Ce que soulignent ces experts : bien que le nucléaire comporte d’indéniables risques, la perception que nous en avons est rarement basée sur ces risques, parce que la plupart des gens n’ont aucune idée de ce que sont ces risques (qu’est-ce qu’une « dose » dangereuse, comment se compare-t-elle à une mammographie, etc.).
Par exemple, la majorité des gens craignent d’instinct les radiations d’une centrale nucléaire, mais bien peu craignent les émanations d’une centrale au charbon, écrivait le 24 mars le journaliste scientifique Seth Borenstein, de l’Associated Press :
L’énergie nucléaire presse tous nos boutons rouges... C’est invisible. C’est hors de notre contrôle. C’est fait par l’homme, hautement technologique et difficile à comprendre. Ça nous est imposé, au lieu d’être quelque chose que nous choisissons. C’est associé à des catastrophes majeures, pas à des petits problèmes. Et si quelque chose tourne mal, ça peut causer le cancer —un mal que nous craignons beaucoup plus que ce plus gros tueur qu’est la maladie cardiaque.
Comparer ce qui est comparable
Ainsi, combien de gens savent à quel point l’industrie des carburants fossiles tue? Rien qu’aux États-Unis, depuis 2000, selon les statistiques fédérales, plus de 1300 travailleurs sont morts d’accidents liés à l’exploitation ou la transformation du charbon, du pétrole ou du gaz naturel. Du côté du nucléaire, zéro.
Si on élargit au reste de la planète, et qu’on examine les 25 dernières années, c’est pire : plusieurs calculs de ce type ont été publiés au fil des ans (celui de l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui remonte à 2002, est souvent cité), et bien que leurs évaluations varient, à tous les coups, le charbon et le pétrole ressortent comme les sources qui tuent le plus de gens par quantité d’énergie produite. Même en comptant les 9000 morts attribuables à la catastrophe de Tchernobyl.
« Avec le charbon, nous avons une progression régulière de morts, année après année, qui nous sont invisibles, par exemple des crises cardiaques. Alors qu’une émission radioactive à grande échelle est un événement catastrophique qui a toutes les raisons de nous effrayer », résume dans le New Scientist James Hammitt, du Centre d’Harvard sur l’analyse de risque, à Boston.
L’émotion avant les faits
On aurait tort de croire que davantage d’informations feraient s’évanouir ces peurs comme par magie. « C’est peut-être une peur irrationnelle, mais je ne crois pas que ça puisse être évacué par de l’éducation », déclare à l’Associated Press David Lochbaum, de l’Union of Concerned Scientists, un groupe dont l’une des luttes est justement l’accroissement de la sécurité des centrales nucléaires.
Ce ne serait de toute façon pas la première fois qu’on verrait des gens conscients que leur peur est irrationnelle, mais qui continuent d’avoir peur. Comme l’explique dans Forbes le journaliste canadien Dan Gardner (et auteur du livre Risk: The Science and Politics of Fear ) : « une des découvertes-clefs des 40 dernières années de recherches [en psychologie] est que les émotions comptent beaucoup plus que nous ne le réalisons ».
Les psychologues appellent cela l’affect : un ensemble de mécanismes psychologiques qui influencent le comportement, et qui s’oppose à notre côté rationnel. Par exemple, écrit Gardner :
Regardez ce mot : « radiation ». Vous avez senti quelque chose? Non, dites-vous. Mais vous avez fort probablement senti quelque chose. Et considérant la stigmatisation culturelle de tout ce qui est nucléaire, ce que vous avez ressenti était très certainement négatif.L’affect a une profonde influence sur notre perception du risque parce que nous l’utilisons inconsciemment et automatiquement pour mesurer le risque : quand quelque chose nous fait nous sentir bien, notre mesure du risque de cette chose diminue. (...) Donc, nous entendons « radiation », nous sentons un frisson, et l’utilisons comme mesure de risque.
Gardner cite ensuite deux psychologues, Paul Rozin et Carol Nemeroff, à qui on doit une « loi de la contagion » : il suffit que, dans notre tête, un objet soit associé mentalement à quelque chose de dangereux, pour que nous le repoussions avec dégoût, et rien de rationnel ne permettra de dissiper ce dégoût. Concrètement : si on apprend que le lait au Japon, ou l’eau, ou les épinards, ont été « contaminés », personne ne veut savoir si le niveau de contamination est 1000 fois inférieur ou supérieur à celui d’une mammographie. « Des mesures? Un niveau sécuritaire? Aucune importance. C’est contaminé. Tiens-le loin de moi. »
Et qui est le grand coupable? L’évolution, rien de moins. Pour survivre, les hommes préhistoriques et leurs ancêtres animaux ont dû développer une « toxicologie intuitive », a écrit Paul Slovic en 1992 : « les êtres humains ont toujours été des toxicologues intuitifs, s’appuyant sur leurs sens de la vue, du goût et de l’odorat pour détecter un danger dans la nourriture, l’eau ou l’air. »
Certes, nous avons, depuis, développé les sciences de la toxicologie et de l’évaluation du risque, parce que nos sens ne suffisaient plus à la tâche. Mais après tous ces millions d’années, il subsiste de nos ancêtres quelque chose de profondément ancré en nous : si c’est contaminé, c’est dangereux. Tiens-le loin de moi.