Pendant qu’on s’inquiète des groupes qui, à gauche, retirent des livres des bibliothèques au nom de l’antiracisme ou de l’anticolonialisme, la droite n’est pas en reste: au Tennessee, un conseil scolaire a voté à l’unanimité pour le retrait du programme scolaire du roman graphique Maus, d’Art Spiegelman, sur l’Holocauste.
Raisons invoquées: le livre contiendrait des « mots vulgaires » et de la nudité.
L’ouvrage en deux tomes, publiés en 1986 et 1991, raconte le sort des parents de l’auteur dans la Pologne occupée par les nazis puis dans le camp de concentration d'Auschwitz, à travers des personnages d’animaux: les Juifs sont des souris (en allemand, maus), les nazis, des chats. L’oeuvre a été récompensée par de nombreux prix à travers le monde dont, aux États-Unis, le Pulitzer, une première en 1992 pour une bande dessinée.
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La décision du conseil scolaire du Tennessee a provoqué l’indignation bien au-delà du comté de McMinn, mais elle a aussi relancé le débat sur ce que les professeurs et les bibliothécaires devraient ou non avoir le droit de faire lire —et surtout, sur qui a le pouvoir de décider, eux, ou les parents. Les États-Unis vivent en particulier un débat, attisé au niveau national par le parti républicain, sur la « théorie critique de la race »: une réflexion, à l’origine purement académique, sur l’influence du racisme dans la société, mais qui a débordé dans les conseils scolaires de plusieurs régions du pays. Des parents font désormais pression pour retirer des programmes ou des bibliothèques des livres qui dépeignent une vision de l’histoire des relations raciales trop négative à leur goût.
L’ouvrage le plus souvent ciblé par les partisans d'un bannissement est le Projet 1619, dont le titre fait référence à la date d’arrivée du premier esclave Noir transporté depuis l’Afrique. Mais on retrouve aussi, dans les diverses listes qui circulent, un livre pour enfants consacré à Martin Luther King, une autobiographie de la jeune militante pakistanaise pour le droit des femmes Malala Yousafzai, et la vidéo d’une discussion de 2020 sur le racisme organisée par CNN autour des personnages de Sesame Street.
Les administrateurs du conseil scolaire de McMinn n’ont pas fait référence à la théorie critique de la race, mais plusieurs observateurs ont noté, à la lecture du procès verbal de la réunion du 10 janvier, que leurs arguments étaient les mêmes: les enfants ne devraient pas être confrontés à un contenu que leurs parents jugent « offensant ».
Art Spiegelman, aujourd’hui âgé de 73 ans, a qualifié la décision « d’orwellienne ». Dans une série de tweets publiés le 26 janvier —veille de la Journée internationale de commémoration de l’Holocauste— le Musée américain de l’Holocauste a rappelé que « Maus a joué un rôle vital dans l’éducation du public » et que « utiliser des livres comme Maus peut inspirer les étudiants à réfléchir de façon critique sur le passé et sur leurs rôles et responsabilités aujourd’hui ».
Ces derniers mois, d’autres groupes se sont employés, pour des raisons similaires, à bannir des livres qui parlent de racisme, d’homosexualité, ou de sexualité. Leur succès dépend du pouvoir qu’ont ou non les parents d’intervenir dans le programme scolaire de leur région, mais des élus américains de droite se montrent sympathiques à l’idée de leur accorder davantage de pouvoir. Certains de ces groupes « citoyens » sont financés par de riches donateurs associés à la droite conservatrice américaine, rapporte The Guardian.
Ces groupes n’ont pas autant d’emprise au Canada, et la gestion des programmes scolaires est centralisée au niveau de chaque province. Le Conseil scolaire catholique de l’Ontario s’est toutefois retrouvé sur la sellette en septembre dernier, lorsqu’est devenue publique une décision de 2019 de brûler des livres « controversés », dont —une autre bande dessinée— Tintin en Amérique. Et au niveau universitaire, les deux dernières années ont été marquées par des griefs déposés par des étudiants à propos de mots « offensants » retrouvés dans des livres ou prononcés par des professeurs. Le débat se poursuit.