Des milliers de scientifiques et d'experts de la santé auraient signé la « Déclaration de Great Barrington » (du nom de la ville du Massachusetts où elle a été rédigée le 4 octobre) qui dénonce le confinement et prône un retour aux activités « normales ». Que penser de cette position ? Le Détecteur de rumeurs a vérifié.
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L’origine
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Rédigée par trois épidémiologistes – Jay Bhattacharya de l'Université de Stanford, Martin Kulldorff de l'Université de Harvard et Sunetra Gupta, de l'Université d'Oxford – cette lettre met en garde contre le confinement comme stratégie pour contrer la COVID-19. Les auteurs soutiennent qu’il « produit des effets désastreux » sur la santé publique. Parmi les conséquences, ils citent « une baisse de la vaccination infantile, une aggravation des cas de maladies cardiovasculaires, moins de dépistages du cancer et une détérioration de la santé mentale ».
Les auteurs préconisent une approche de type « immunité collective ». Seules les personnes « vulnérables » devraient être protégées du virus. Pour les autres, ils prônent un retour à la vie normale, c’est-à-dire à l’enseignement en personne, à l’ouverture des restaurants et des commerces, au travail au bureau et aux rassemblements culturels et sportifs.
Cinq jours après son lancement, plus de 180 000 personnes l’avaient signée, dont plus de 5900 qui s’identifiaient comme « scientifiques médicaux et de santé publique ». Une identification qui avait disparu du site le 12 octobre, après que des journalistes aient souligné la présence de plusieurs faux noms parmi les « experts », et plus d’une centaine de praticiens de thérapies douteuses ou d’homéopathes.
Du pour et du contre
De nombreux chercheurs en santé publique se sont élevés contre cette lettre. Gregg Gonsalves, professeur adjoint à l’École de santé publique de l’Université Yale, a décrit la déclaration comme « fausse à bien des égards » dans une enfilade de tweets, arguant qu'elle expulserait essentiellement de la société les personnes âgées, les immunodéprimés et les personnes handicapées. Le document « passe complètement à côté de la science », écrit le chroniqueur du New Scientist, Graham Lawton.
D’autres sont plus modérés dans leurs critiques. Interrogé par le Science Media Center britannique, James Naismith, professeur de biologie structurale à l'Université d'Oxford, souligne que certains énoncés de la déclaration font largement consensus, même parmi les défenseurs du confinement. Par exemple, elle identifie les personnes âgées et vulnérables comme étant beaucoup plus à risque face à la COVID-19. Il ne fait non plus aucun doute que le confinement et les perturbations de l'éducation, de la vie sociale et de l’économie, ont été difficiles à supporter et qu'elles affectent particulièrement les jeunes, le groupe pourtant le moins susceptible de souffrir des effets néfastes de la COVID-19. C’est d’ailleurs un des arguments avancés par le gouvernement québécois pour rouvrir les écoles.
Par contre, la déclaration omet certaines informations scientifiques qui aideraient à mieux informer les décideurs politiques.
L’immunité collective est-elle possible ?
L’expression « immunité collective » réfère à un moment où une partie suffisante de la population aurait développé une immunité durable contre une réinfection au coronavirus, rendant sa dissémination beaucoup plus difficile. Cependant, il subsiste encore un doute quant à savoir si tous ceux qui contractent la COVID-19 développent une telle immunité, et si oui, combien de temps elle dure.
Mais surtout, la majorité des épidémiologistes constate qu’on est encore très loin d’une telle immunité collective. Le directeur du Centre américain de contrôle des maladie (CDC), Robert Redfield, a estimé en septembre que pas moins de 90 % des Américains n’ont jamais contracté la Covid-19, et restent donc sensibles au virus. Selon une recherche parue dans The Lancet à la fin septembre, la proportion de la population américaine qui a été infectée par le virus (et a donc développé des anticorps) serait en effet de seulement 9,3 %.
Dans une nouvelle lettre, celle-là exclusivement signée par des chercheurs, on lit le 14 octobre que l’idée que le public puisse se sortir de cette pandémie par l’immunité collective est « une dangereuse illusion non soutenue par des preuves scientifiques ».
Plus de gens infectés veut dire plus d’hospitalisations
Par ailleurs, même si les jeunes adultes sont beaucoup moins nombreux à succomber à la COVID-19, une partie non négligeable tombe suffisamment malade pour être hospitalisée, ce qui sollicite davantage de lits d’hôpitaux. Et les personnes jeunes et en bonne santé qui contractent la COVID-19 peuvent subir pendant des mois des effets débilitants qui ne sont pas encore bien compris.
Comment protéger les plus vulnérables ?
L’autre aspect que la déclaration sous-estime, c’est qu’il est très difficile de véritablement isoler les personnes vulnérables. En d’autres termes, les jeunes adultes en bonne santé qui sont infectés, vont tôt ou tard contribuer à transmettre le virus aux personnes plus âgées. Il est « impossible » d'identifier tous les individus vulnérables et de les isoler complètement, indique le Dr Rupert Beale, de l’Institut Francis Crick de Londres, en réaction à la déclaration.
Les trois épidémiologistes auteurs de la lettre se font d’ailleurs reprocher d’être vagues sur la façon dont pourrait se réaliser cette « protection ciblée » des plus vulnérables et cet objectif d’immunité collective. Selon de nombreux experts de la santé, la raison pour laquelle on ne vise pas l'immunité de masse est que cela entraînerait un très grand nombre de nouveaux malades et en tuerait beaucoup d’autres.
Tom Frieden, médecin et ancien directeur du CDC, s'est livré à un calcul le 18 octobre dans le Washington Post: supposons que le seuil d'une immunité collective soit de 60% (c'est-à-dire lorsque 60% de la population américaine aura été infectée par le virus); et supposons que le taux de mortalité soit de 0,5%; cela voudrait dire qu'un demi-million d'Américains en mourront (en plus des 210 000 déjà décédés) pour atteindre cette immunité collective. « Et c'est le scénario optimiste. »
Michael Head, chercheur principal en santé mondiale à l'Université de Southampton au Royaume-Uni, a déclaré que la déclaration n'avait de sens qu'en tant qu'argument contre un confinement complet, jusqu'à ce qu'un vaccin soit prêt. Il précise que certains pays comme la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande, gèrent relativement bien la pandémie sans recourir à un confinement. « Mais leurs stratégies n'incluent pas de laisser simplement le virus se déchaîner en espérant que la communauté asthmatique et les personnes âgées puissent trouver un endroit où se cacher pendant 12 mois. »
L'Organisation mondiale de la santé et les dirigeants de la santé publique de la plupart des grands pays ont d’ailleurs déclaré que c’est une combinaison des mesures de prévention individuelle et des mesures de confinement plus strictes, en plus des tests de dépistage généralisés et du traçage des contacts, qui constituait une meilleure approche contre la COVID-19, plutôt que de laisser le virus sévir.
Influence politique derrière la déclaration ?
Des observateurs ont aussi fait remarquer que la Déclaration de Great Barrington a été signée dans les locaux de l'American Institute for Economic Research (AIER), un institut de recherche économique identifié à la droite américaine, qui défend la « souveraineté individuelle », un gouvernement limité et « une société basée sur des droits de propriété et des marchés ouverts ».
« Ce n'est donc pas de l'épidémiologie, ni de la science. C'est une économie d'extrême-droite. Et la logique qui la sous-tend est celle de cette branche de la pensée économique », conteste Richard Murphy, professeur invité à la Sheffield University Management School et à la City University de Londres, dans un blogue sur le site Tax Research qu’il dirige.
Un des auteurs de la déclaration, Jay Bhattacharya, est aussi un ancien chercheur à l’Institut Hoover de Stanford, un groupe de réflexion conservateur proche du Parti républicain. Scott Atlas, le radiologiste qui a été nommé à la mi-août dans le groupe de travail sur le coronavirus du président américain, est aussi chercheur principal à cet Institut. il n'est pas étonnant « que la Maison-Blanche et plusieurs gouverneurs aient prêté attention à cette déclaration », écrit l'auteur John Barry dans le New York Times: elle dit « ce qu'ils veulent entendre ».
Photo : © Michal Bednarek | Dreamstime.com
Mise à jour le 15 octobre: paragraphe sur la nouvelle lettre signée par des chercheurs et ajout du chroniqueur du New Scientist. Mise à jour le 19 octobre: ajouts de John Barry et de Tom Frieden.