Musée

Lors de la visite d’une exposition, le premier sens sollicité est le regard. Tous les codes de l’établissement muséal semblent inviter les visiteurs à admirer les œuvres à distance. Toutefois, cette pratique n’a pas toujours eu cours. À d’autres moments de l’histoire, soit peu avant la Renaissance, le recours au toucher constituait une démarche essentielle dans l’appréciation de l’art. Aujourd’hui, un revirement de situation se dessine dans ce milieu, puisque les musées cherchent désormais à placer le public au cœur de la visite à travers la diversification de leurs approches et la revalorisation d’une médiation tactile.

Au musée, qui n’a jamais retenu son souffle en voyant quelqu’un tendre la main vers une œuvre ? Pour bien des gens, ce réflexe est pourtant naturel. Depuis quelques années, un débat divise justement le milieu muséal quant à la place du toucher au sein de l’expérience du visiteur. Pour certains experts, le toucher des conservateurs serait propre et soigné, alors que celui des visiteurs serait sale et indélicat [1].Tandis que le rôle du visiteur dans les musées évolue, entre autres avec l’art contemporain qui le met souvent au cœur de l’œuvre, la médiation* évolue elle aussi dans les musées d’art.

Les musées se trouvent actuellement dans une situation particulière, puisqu’ils sont en concurrence pour une ressource très limitée : l’attention des gens [2]. Dans les dernières années, ces institutions ont ainsi accordé davantage d’importance à la question de l’inclusion des publics, et elles se sont adaptées en intégrant de plus en plus la sensorialité à leur discours autrefois principalement textuel. L’approche plus traditionnelle tend donc à changer, avec l’apparition de nouvelles formes de médiation : audioguides, applications mobiles, visites adaptées, visites multisensorielles, etc.

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Prière de ne pas toucher aux œuvres

À l’époque de la Renaissance *, le sens du toucher servait à valider les informations reçues par le regard. Bien que l’histoire du toucher demeure floue, car peu documentée, la professeure de muséologie au Collège Birkbeck de l’Université de Londres Fiona Candlin analyse dans l’un de ses articles la conception de l’historien de l’art Alois Riegl concernant la perception tactile. Elle observe qu’un changement progressif a conduit à la suprématie de la vision par rapport au sens « primaire » du toucher. Selon M. Riegl, durant la période antique et le développement des arts dits classiques, le spectateur se servait à la fois du toucher et de la vision pour s’assurer de la tridimensionnalité des œuvres [3].

Au XVIIIe siècle, les musées européens valorisaient l’expérience tactile au sein de la visite, allant même jusqu’à considérer cette approche millénaire comme un « élément important de l’appréciation visuelle [4] ». Cette situation change cependant dès le XIXe siècle, alors que le capitalisme industriel se développe et donc, du même coup, que le nombre de visiteurs dans les musées augmente [5]. Le fait que davantage de gens aient accès aux œuvres et puissent y toucher venait nuire à leur préservation et à leur conservation. Afin d’en assurer la protection, les institutions muséales en interdirent le toucher, et le statut de ces œuvres passa d’objets respectés à artéfacts sacrés. Néanmoins, l’interdiction du toucher en contexte muséal s’est faite au détriment d’une expérience de visite plus complète. Le réflexe de toucher a donc progressivement disparu au fil des années et la supériorité de la vision s’est établie.

Le tournant éducatif du musée

Le retour d’une approche tactile dans la médiation s’inscrit dans un contexte de démocratisation et de modernisation du rôle du musée. Selon l’historien français Dominique Poulot, le rôle du musée, au XIXe siècle, en était un de discipline :

L’alliance du musée et de l’école a été particulièrement significative au cours du XIXe siècle, débouchant sur ce qu’on pourrait nommer une culture républicaine du musée, marquée par un souci d’éducation universelle, et aussi par une volonté d’utilité civique. Sous la IIIeRépublique, le musée est un rouage du système des beaux-arts, au service de la prospérité publique et de l’affermissement du goût français, mais aussi un vecteur de l’enracinement du régime grâce à des envois « politiques » [6]. L’objectif était alors d’éduquer « la classe ouvrière aux bonnes mœurs et à la bonne conduite pour en faire des citoyens productifs et bienséants [7] ».

Ensuite, la professionnalisation du musée dans les années 1970 lui a attribué cinq fonctions principales : acquisition, conservation, étude et recherche, interprétation et exposition [8]. Cette définition fonctionnelle du musée mettait l’accent sur la préservation et la conservation du passé, puisque celles-ci constituaient alors un enjeu politique, en plus de refléter une préoccupation intellectuelle et artistique de l’époque [9]. Toutefois, une vingtaine d’années plus tard, un nouveau modèle institutionnel fait son apparition, dans lequel les missions de conservation, d’étude et de recherche perdurent, mais où la communication avec les publics joue un plus grand rôle [10].

De musée temple à musée spectacle

Revêtant désormais un rôle social, l’institution muséale n’a d’autre choix que de repenser son rapport avec son public afin de trouver des manières de l’inclure davantage. À cet égard, l’historienne de l’art française Raymonde Moulin affirme que « la transformation même des musées, des musées temples en musées spectacles, est fortement liée à la mise en œuvre, dans les démocraties occidentales, d’une politique de démocratisation culturelle [11] ». Dans cette logique, les musées développent leurs services éducatifs, culturels, communicationnels et commerciaux afin de diversifier leur offre, et dans le but d’accroître leur taux de fréquentation. L’historien français Dominique Poulot est convaincu que ce nouveau rapport au public constitue un changement majeur du point de vue de la définition même du musée [12].

Plus récemment, les musées ont accordé une importance croissante à la question de l’inclusion des publics, et tout particulièrement des publics handicapés. À la suite de diverses initiatives pionnières, l’attention portée à la sensorialité a pris beaucoup d’ampleur dans nombre d’institutions qui ont commencé à aménager des « espaces tactiles » pour s’adresser à cette nouvelle clientèle.Ces nouvelles formes de médiation s’inscrivent dans la mission éducative du musée, qui cherche à rejoindre une clientèle plus grande. Au Québec, l’approche est encore peu répandue, toutefois, à Winnipeg, le Musée canadien pour les droits de la personne offre de nombreux outils tactiles en soutien à la visite.

Le visiteur au cœur de l’expérience muséale

Le fait d’inviter le visiteur à toucher certaines œuvres permet un rapport plus intime avec celles-ci. Or, depuis une quinzaine d’années, ces changements se traduisent aussi d’un point de vue étymologique, avec l’apparition du terme médiation culturelle, en remplacement du terme médiation qui était employé auparavant. La médiation culturelle concerne un ensemble plus vaste de pratiques et désigne le processus de mise en relation des sphères sociale et culturelle, en plus de chercher à établir de nouveaux liens entre culture, espace public et politique. De plus, alors que la médiation repose sur le rôle d’un médiateur, la médiation culturelle, elle, vise plutôt à impliquer le visiteur de manière plus active [13].

Selon le programme de médiation de la Ville de Montréal, le terme médiation culturelle est surtout utilisé pour décrire des stratégies d’action axées sur des situations de rencontre et d’échange entre les milieux culturels et les citoyens. L’un des buts est d’élargir l’accès à la culture pour les gens qui seraient exclus socialement [14]. Autre distinction importante, la médiation culturelle s’adresse aussi aux publics actuels, qu’elle cherche à fidéliser en leur offrant un accès complet au musée [15]. Cet accès étant à la fois intellectuel, social, physique et multisensoriel, cette nouvelle forme de médiation s’impose rapidement comme un modèle d’action privilégié. Dans ce contexte, le recours à une approche tactile, comme la possibilité de toucher des reproductions miniatures, semble tout indiqué, puisque l’un des objectifs de la médiation culturelle est justement de permettre à tous les publics de s’approprier la culture. De plus, cette forme de médiation vise à encourager l’intégration et la réinterprétation des œuvres d’art par le visiteur [16].

Dans un tel contexte et face à la multiplication des outils de médiation *, l’avenir du musée pourrait-il être assuré par l’évolution de ses fonctions et de ses missions ? La solution résiderait-elle plutôt dans une modification de la conception même du musée, désormais pensé non seulement comme un lieu culturel, mais aussi comme une sorte de « laboratoire social » ? Une telle tendance semble d’ailleurs vouloir se dessiner, et le rôle des musées pourrait être appelé à changer, de façon à ce qu’ils deviennent des acteurs engagés dans l’inclusion des différents publics. En effet, les institutions muséales font preuve d’ouverture en redonnant progressivement la place qui revenait autrefois au toucher comme modalité d’appréhension esthétique. Elles reconnaissent, de ce fait, l’effet d’une médiation tactile sur l’expérience du visiteur. Manipuler et toucher des artefacts ou des outils de médiation contribue au sentiment de bien-être du visiteur et lui permet de mieux apprécier la valeur esthétique des œuvres [17]. Le sens du toucher revêt donc ici une valeur thérapeutique, et se distingue également des autres sens dans la mesure où le visiteur a la possibilité de poursuivre ou de recommencer l’expérience tactile jusqu’à ce qu’il sente qu’il a compris l’information présentée [18]. Finalement, autoriser la découverte d’une œuvre d’art différemment, soit grâce au sens du toucher, pourrait non seulement contribuer à dynamiser la visite au musée, mais aussi à sensibiliser le public aux problèmes de vision qui touchent une partie de la population.

 

— Patricia Bérubé, étudiante au programme de maîtrise en histoire de l'art à l'Université de Montréal

 

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