Poisson rouge commun en position tête vers le gravier

Lorsqu'on cherche à retracer le cheminement évolutif d'un organe ou d'une fonction biologique, on ne peut malheureusement pas s'appuyer sur des organismes autrefois vivants disparus depuis longtemps. Même les organismes les plus simples comme les virus, les amibes, les moisissures et les bactéries évoluent si bien que les micro-organismes d'aujourd'hui ne sont plus ceux de la Terre primitive. Les chercheurs doivent donc se prêter au jeu du détective. En observant et expérimentant, leurs résultats parviennent de temps à autre à leur suggérer un fil conducteur de l'histoire du vivant. Je vais tâcher de présenter ici un exemple de ce type d'investigation en vous mentionnant les résultats de certains travaux publiés par des chercheurs.

Les réflexes et le cerveau des organismes 

Ce qui m'amène à me prêter à cet exercice sont des articles qui me donnent l'occasion d'établir un lien avec une idée que j'avais présentée cette année sur un cheminement possible de l'évolution des réflexes. Mon enquête, si je peux dire, a commencé avec des travaux sur une espèce de pieuvre. Des chercheurs y ont observé que le trajet de l'influx nerveux d'un mouvement réflexe de rétractation pour chacun de ses bras passait par son cerveau1.  Normalement, le trajet de l'influx nerveux d'un réflexe passe par la moelle épinière pour revenir par les neurones moteurs sans passer par le cerveau. Passer par le cerveau allonge le trajet de l'influx nerveux et donc sa durée ce qui n'est pas optimal pour une action qui doit se réaliser le plus rapidement possible. Du moins c'est ce qu'on peut se dire. Nous essaierons de voir dans un instant pourquoi cet a priori ne correspond pas toujours à la réalité.  

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Disons d'emblée qu'on oppose habituellement mouvements volontaires et mouvements involontaires et qu'on identifie les mouvements réflexes aux seconds et qu'on les exclut des premiers. La réalité des organismes est plus complexe. De fait, si cette conception s'avérait englober toute la réalité biologique, les observations mentionnées ici, concernant l'espèce de pieuvre concernée, constitueraient une anomalie. Les « chercheurs-détectives » se disent : de deux choses l'une, soit il s'agit réellement d'une anomalie et il nous faut comprendre alors pourquoi on trouve ce genre d'anomalie biologique soit ce n'en est pas une et ce phénomène nous cache un fil conducteur pour la compréhension de l'évolution des réflexes.  

Les poissons et la cellule de Mauthner  

Imaginons un instant qu'au début du Cambrien, il y a 540 millions d'années, l'organisation du système nerveux des animaux les plus évolués de cette époque séparait mouvements volontaires et mouvements involontaires sans aucun lien fonctionnel possible entre les deux. Les mouvements involontaires seraient exécutés de la sorte sans aucune rétroaction possible pour être corrigés. Ces animaux pourraient éventuellement survivre dans certains types d'écosystèmes mais pas tous. Une innovation est venue bouleverser la donne : l'apparition de la prédation. Lorsqu'un animal est poursuivi par un autre qui veut en faire son repas, il doit localiser le danger et réagir rapidement si le prédateur a réussi à s'approcher suffisamment près de lui. On pourrait penser de prime abord que les mouvements réflexes seuls devraient pouvoir s'acquitter de cette tâche mais en y réfléchissant la proie doit non seulement fuir rapidement mais encore faut-il qu'elle s'enfuie dans la bonne direction. Imaginons qu'au lieu de s'éloigner du danger, l'animal se rapproche du prédateur dans son mouvement de fuite ! Avant même que le mouvement soit déclenché, il doit pouvoir être orienté. Non seulement doit-il fuir le prédateur mais il doit aussi éviter les éventuels obstacles dans sa fuite et pour ce faire il doit pouvoir traiter toutes ces informations très rapidement. C'est là que le cerveau doit entrer en ligne de compte. En fait, avant même le déploiement de cette activité, le cerveau de l'animal doit se trouver être sollicité car celui-ci doit prendre la décision s'il doit fuir ou pas et pour cela, il doit évaluer la dangerosité de la situation et c'est le cerveau qui doit s'en charger. Une fois prise la décision de fuir, des mouvements de type réflexe peuvent-ils entrer en action ? Des études chez les poissons nous permettent d'apporter une réponse.  

La cellule de Mauthner est un neurone géant présent chez les poissons et qui s'active lors de la réaction de fuite. Elles sont au nombre de deux, une de chaque côté ce l'animal et sont situées dans la formation réticulée du tronc cérébral. Les prolongements de chacun de leur axone et de leurs dendrites permettent, via la moelle épinière, d'activer très rapidement les muscles locomoteurs. Cette activation ne prend que 6 à 10 millisecondes. Un seul potentiel d'action de ces cellules est suffisant pour que le corps de l'animal se courbe prêt à fuir. La décision de fuir est prise en 15 millisecondes2. Il se trouve que la cellule de Mauthner, chez le poisson, est activée aussi lorsque l'animal chasse lui-même une proie alors que le comportement de chasse n'est pas un comportement réflexe. De fait, on a découvert que cette cellule géante n'est pas un simple relais d'influx nerveux mais réalise l'intégration d'une multitude d'informations sensorielles3.  Son activité peut être modulée en tenant compte de la complexité du contexte. Son seuil de sensibilité peut être modifié par un mécanisme de potentiation à long terme de sorte que son activation diminue en l'absence de danger réel y compris dans des eaux à forte turbulence4. Pour ce qui suit, je pense qu'il vaut la peine de citer ici ce passage d'Alain Berthoz dans l'un de ses ouvrages5  :  

« Le neurone n'effectue pas seulement une intégration multimodale, il compare les entrées sensorielles avec un état de référence que l'on appellerait aujourd'hui un modèle interne de ce qui signifie danger. Si le poisson arrive devant un obstacle, il doit l'éviter mais si un prédateur arrive alors dans la direction qu'il a choisie pour contourner l'obstacle, il doit effectuer deux mouvements très rapides en direction opposée qui mettent en jeu successivement les deux cellules de Mauthner. L'observation montre que les poissons peuvent réaliser cet exploit avec un délai d'environ 35 millisecondes entre les deux mouvements et ainsi survivre. [...] Des mécanismes de contrôle du bruit synaptique mettant en jeu des processus probabilistes sont à l'origine de cette flexibilité remarquable6. » 

On ne peut que s'étonner devant une telle prouesse. Ce duo de cellules réalise en gros l'équivalent biologique du travail d'un microprocesseur. Notre enquête n'en est encore qu'à ses débuts bien que ces travaux - et possiblement d'autres, réalisés par la suite - nous révèlent l'un des chemins qu'a empruntés l'évolution pour intégrer les mouvements de type réflexe dans le traitement des informations prenant en compte les entrées sensorielles. Il n'est pas dit toutefois qu'il s'agisse là de la seule voie qui a été empruntée pour ce type d'intégration concernant ici des vertébrés ; des observations chez la pieuvre, qui compte parmi les invertébrés les plus évolués, que j'ai mentionnées en début d'article sont susceptibles de suggérer un autre cheminement évolutif. D'autres recherches nous réservent sans doute bien des surprises. 

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