À cette série de textes qui s’interrogent sur la place du journalisme scientifique, nous apportons l’éclairage d’une histoire écrite à trois mains. Si la communication scientifique était comparée à un trio de jazz, chacune de ses mains y incarnerait un musicien. Chacun est essentiel, mais non suffisant puisque la qualité de la performance résulte de l’action combinée du trio.
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De la même façon, le parcours qui a façonné ce que l’on appelle aujourd’hui « l’équipe Hinnovic » s’est construit à plusieurs mains. En expliquant ci-dessous les points tournants de ce parcours, nous souhaitons partager les déclics heureux qui nous ont fait comprendre pourquoi il faut non seulement embaucher plus de journalistes scientifiques, mais surtout les inviter à transformer la science.
Hinnovic: un parcours à l’envers
Une démarche classique du journalisme scientifique veut qu’après avoir bien maîtrisé les codes du journalisme, le communicateur s’initie ensuite aux rudiments du domaine scientifique du sujet qu’il souhaite traiter. Au blogue scientifique Hinnovic, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. Hinnovic est né du désir de Pascale, la chercheure du trio, de communiquer sa science et celle de ses pairs à un auditoire plus large. Elle maîtrisait alors assez bien les nombreux codes de l’écriture scientifique. Bien que rempli de rigueur, on peut difficilement considérer ce style d’écriture comme étant accessible à tous.
S’amorce donc un cheminement qui la rapprochera, d’année en année, de projet en projet, des professionnels du multimédia, soit Patrick, et de la communication, soit Jérémy. De ce cheminement ressortira le constat que le maillage entre science et communication au sein d’une même équipe crée l’environnement idéal pour concrétiser l’ambition que la science « voyage » au-delà des milieux académiques (Gibbons et al., 1994).
Ce que Pascale ne pouvait que difficilement prévoir au lancement du blogue Hinnovic en 2008, c’est que ses démarches pour apprivoiser la communication en viendraient à changer… sa propre science. Recrutement de participants par réseaux sociaux, élaboration de scénarios de fiction, vidéoclips futuristes avec effets spéciaux, délibération publique en ligne, tous ces outils qu’elle utilise désormais dans ses recherches, elle y a accès grâce aux efforts mis à comprendre comment communiquer efficacement à un public plus large.
1er point tournant: Ressentir la nécessité de communiquer, au-delà des revues scientifiques
Le blogue Hinnovic n’est pas né, en 2008, d’un seul geste. Dès ses études doctorales, Pascale se préoccupait de communication scientifique. Recalée trois fois au concours de vulgarisation de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS), elle n’a toutefois pas abandonné ses aspirations! Après quelques années en poste à titre de chercheure à l’Université de Montréal, titulaire d’une Chaire de recherche du Canada, Pascale obtient un financement de la Fondation canadienne de l’innovation (FCI) pour créer un Laboratoire de médiatisation et de transfert de connaissances en 2006.
C’est Patrick, un expert touche-à-tout de l’audiovisuel et du web et un passionné de documentaires, qui sera l’artisan-créateur de ce Laboratoire. Bien avant que les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) en fassent une stratégie institutionnelle de transfert de connaissances, un des premiers mandats de Patrick est d’assurer la captation, le montage et la diffusion web d’un bar des sciences.
Ensuite, ce sont les IRSC qui influenceront le parcours en offrant des subventions dédiées au transfert de connaissances, un domaine de recherche qui prend son envol dans le secteur de la santé (Lavis et al., 2003; Straus et al., 2009). Après avoir dûment expliqué à un comité de pairs ce qu’est un blogue et l’avoir convaincu qu’il s’agit d’un outil pertinent pour communiquer des résultats de recherche, Pascale obtient un financement des IRSC qui permet de démarrer concrètement l’aventure Hinnovic. À l’époque, l’idée de créer un blogue académique relevait de l’audace: ce mode de transfert de connaissance était très peu valorisé par les universités et par les chercheurs. En 2009, la prestigieuse revue Nature s’était fendue d’un éditorial où on pouvait lire :
Sadly, these activities live on the fringe of the scientific enterprise. Blogging will not help, and could even hurt, a young researcher's chances of tenure. Many of their elders still look down on colleagues who blog, believing that research should be communicated only through conventional channels such as peer-review and publication. Indeed, many researchers are hesitant even to speak to the popular press, for fear of having their carefully chosen words twisted beyond recognition.
L’absence de crédibilité et de reconnaissance auprès du système académique (Denis et al., 2004) n’est toutefois pas l’obstacle principal dans le développement d’Hinnovic. Le financement des IRSC est modeste et de courte durée : il permet de confier à Patrick la production des contenus audiovisuels du blogue et de couvrir une partie seulement du salaire d’une professionnelle de recherche qui apprivoise « sur le tas » les rudiments du journalisme scientifique. Même si Patrick représente un « animal rare » dans le milieu universitaire, qui est au tournant du 21e siècle si mal équipé pour communiquer, ce sont pourtant ses compétences qui permettront à l’équipe Hinnovic de pousser plus loin le potentiel des outils multimédias.
2e point tournant: Intégrer les outils de la communication à la recherche
Pascale sait que la pérennité du blogue Hinnovic n’est pas assurée. Des organismes comme les IRSC ou le Fonds de la recherche du Québec-Santé (FRQ-S) financent des «projets» avec une durée de vie limitée, rarement des «infrastructures» qui impliquent un engagement à long terme. Les différentes démarches auprès d’organismes philanthropiques s’avèrent infructueuses et il est hors de question de lier Hinnovic à un partenaire du secteur privé: un blogue indépendant est un blogue sans commandites, ni publicité. Ce qui le rend d’autant plus agréable à lire!
Parce que les outils multimédias et les plateformes web font graduellement leur place dans la recherche et dans le partage de connaissances (Davies et Powell, 2010), c’est le financement de l’étude «Dessine-moi un futur» qui permettra à l’équipe Hinnovic de poursuivre son parcours. Cette étude de trois ans repose sur un exercice de prospective technologique auquel des membres du public de différents groupes d’âge sont conviés. L’équipe développe des scénarios impliquant des technologies fictives qui seraient susceptibles de transformer, en 2030-40, la performance cognitive des adolescents, la prévention de maladies chez des adultes génétiquement « à risque » et l’assistance robotisée aux personnes vieillissantes. Trois vidéoclips sont produits dans le but de rendre plus concrets, et donc « discutables » par des non-experts, des technologies et des contextes d’usage qui n’existent pas encore. Ces vidéos sont utilisées pour animer des ateliers de discussion en face à face et une plateforme de délibération en ligne est créée autour de courts récits qui mettent en scène les technologies fictives.
Notre équipe a pu imaginer et réaliser cette étude parce que nos activités de communications hors des cercles scientifiques nous avaient dotés d’un répertoire de compétences diversifiées. Basé sur la prémisse que « le monde de demain est fait de l’attention que nous lui portons dès maintenant », ce projet de recherche confirme que le public désire s’impliquer dans la direction que prend l’innovation technologique en santé. Un constat indirect, mais non moins important de ce projet est que les outils de la communication scientifique peuvent favorablement transformer la manière de faire de la recherche.
3e point tournant: Donner à la communication scientifique la place qui lui revient
En 2014, réalisant que le blogue évolue dans un environnement technologique qui change rapidement, Pascale et Patrick entament avec l’aide d’un routier de la blogosphère et journaliste à Forum, Martin Lasalle, une révision de la mission d’Hinnovic. Différents constats nous mènent à l’embauche du troisième membre du trio, Jérémy.
Rappelons qu’Hinnovic n’avait pas encore «fait le saut» vers les médias sociaux et que ses contenus n’avaient encore jamais été rédigés par des personnes explicitement formées en communication scientifique! (Pascale vous dirait qu’un travers typique du chercheur est de croire qu’il peut tout apprendre et donc tout faire lui-même). Jérémy entame son mandat à titre de rédacteur d’Hinnovic avec pas mal de pain sur la planche: rédiger des billets et des capsules sur un domaine qui lui est encore peu familier (lui-même ayant principalement œuvré en sciences de l’environnement), développer des collaborations avec d’autres producteurs de contenu (stagiaires, journalistes indépendants, étudiants), développer une stratégie cohérente en matière de réseaux sociaux et y assurer une présence, animer des fils de discussion, etc. In fine, son rôle est d’accroître la présence d’Hinnovic dans la sphère publique francophone.
Dans cette mouvance, en collaboration avec l’Agence Science-Presse, l’Association des communicateurs scientifiques (ASC) et l’ACFAS, nous avons organisé en juin 2015 une journée d’échange, «Savoir partager le savoir.» Lors de cette journée (tenue sous le gouvernement Harper), une douzaine de panélistes se prononcent sur la façon dont l’indépendance et la pérennité des organismes de promotion de la culture scientifique pourraient être assurées. Les liens tissés au fil des ans permettent de rassembler, dans un climat convivial, des journalistes, des chercheurs, des documentaristes, des étudiants, des blogueurs, des journalistes scientifiques, des experts du transfert de connaissances, etc. L’actuel président de l’ACFAS, Frédéric Bouchard, y compare le milieu de la recherche à un écosystème au sein duquel :
Les différents acteurs ont différents besoins, différents désirs, différentes contraintes. Comprendre cela, ça fait partie de la responsabilité morale, professionnelle —voire déontologique— des chercheurs à l'intérieur du système, en lien avec la société civile qui attend de la recherche que des problèmes soient résolus. C'est un espace à créer, où il y a nécessairement de la cocréation, de la coconstruction de la connaissance, où on est conscient de ce qui se passe. Les liens avec les acteurs non universitaires sont réels et méritent d'être enrichis, rendus explicites (Frédéric Bouchard, 2015).
Ces propos traduisent bien l’esprit dans lequel notre trio évolue aujourd’hui. Les journalistes scientifiques et plus généralement les communicateurs scientifiques doivent travailler plus étroitement avec les producteurs de connaissances. Il ne s’agit pas seulement de consolider le pont entre deux écosystèmes, celui de la recherche et du journalisme scientifiques, mais de transformer le point de rencontre entre les deux de manière à ce que cet espace appartienne aux acteurs de la recherche aussi bien qu’à ceux qui communiquent la science.
Cultiver une dynamique de coopération au sein de la blogosphère scientifique francophone
Le blogue Hinnovic s’est développé parce que le souci de communiquer la science au-delà des cercles scientifiques était déjà bien ancré dans les travaux de Pascale et parce que Patrick et Jérémy détenaient les compétences requises et savaient les mettre au profit d’une équipe de recherche. On ne peut qu’encourager les chercheurs à s’engager dans une voie similaire et les lecteurs à adopter des blogues qui ont pour mission de partager le savoir. Ces moyens de communication offrent une plateforme aux citoyens leur permettant d’influencer la sphère publique. Ces moyens s’éloignent du modèle traditionnel de diffusion de l’information consistant en «une source unique vers les consommateurs d’information» pour embrasser un modèle en réseau reliant «plusieurs sources d’information interagissant entre elles» (Boykoff, 2010). Le grand public n’est donc plus seulement récepteur du savoir, il lui est donné la possibilité de discuter ce savoir et de le mettre à distance critique. Un état d’esprit que le journalisme scientifique ne peut que vouloir cultiver.
Même s’il existe des écarts dans la vitalité des différentes blogosphères scientifiques, cela fait quelques années que les blogues de science sont arrivés à maturité et qu’ils ne sont plus vus comme les « OVNI » de la communication scientifique et du transfert de connaissances. De grands quotidiens ont hébergé ou hébergent encore des blogues de science (The New York Times, Le Monde, Libération, The Guardian pour ne citer que ceux-là) et des agences gouvernementales invitent leurs spécialistes à bloguer: NASA, ESA, NIH, CERN, etc. L’interaction possible avec les auteurs, la possibilité de discuter des résultats d’une recherche ou la facilité de création d’un blogue ne sont pas étrangères à cette maturité assumée.
De son côté, la blogosphère scientifique francophone peine à atteindre le même rayonnement. Le billet publié par Pascal Lapointe sur le site de l’Agence Science-Presse en janvier 2013 dresse un bilan éclairant des forces et des faiblesses de cette blogosphère. Trois ans plus tard, au moment d’écrire ces lignes, se lancer dans la rédaction d’un blogue en français demeure un exercice exigeant. Pourtant le blogue Hinnovic montre que c’est possible et que la communication scientifique peut pleinement s’intégrer à la recherche, ceci au point de transformer cette dernière.
Pourquoi faut-il embaucher plus de journalistes scientifiques? Pour transformer la science!
Nous croyons que chaque chercheur peut faire preuve d’audace et développer une forme unique de collaboration avec la communauté des journalistes scientifiques. Les chercheurs ne devraient pas hésiter à adopter une stratégie à la « Robin des bois » afin de réserver un budget « communication scientifique » qui puisse s’appliquer à l’ensemble de leurs projets. Par ailleurs, les universités ne pourraient-elles pas mettre en commun leurs efforts en matière de communication de manière concertée et embaucher davantage de journalistes scientifiques? Les organismes de financement de la recherche pourraient également soutenir des journalistes scientifiques « en résidence » dans différents milieux de recherche de façon à ce qu’ils puissent approfondir leurs compétences et pérenniser leurs interactions avec les chercheurs.
Alors que le journalisme scientifique fait face à des défis importants, il est en effet crucial de renforcer les liens entre les journalistes scientifiques et leurs alliés institutionnels. N’oublions pas que « parce qu’ils éclairent le monde dans lequel nous vivons, les journalistes scientifiques nous livrent les clés pour le transformer ».
Références
- Bouchard, P. (2014, juin). Savoir partager le savoir. Communication donnée à l’Espace Lafontaine.
- Boykoff, M. T. (2011). Who Speaks For the Climate? Making Sense of Media Reporting on Climate Change. Cambridge: Cambridge University Press.
- Davies, H., Powell, A. (2010). Helping social research make a difference. Discussion paper. Health Foundation Seminar, November 2010.
- Denis, J.-L., P. Lehoux and F. Champagne. (2004). Knowledge utilization in health care: From fine-tuning dissemination to contexualizing knowledge. In L. Lemieux-Charles and F. Champagne, eds. Using Knowledge And Evidence In Health Care: Multidisciplinary Perspectives. Toronto: University of Toronto Press.
- Filling the void. (2009). Nature, 458 (7236), 260–260. (http://doi.org/10.1038/458260a)
- Gibbons, M, C Limoges, H Nowotny, S Schwartzman, P Scott and M Trow (1994). The New Production of Knowledge: The Dynamics of Science and Research in Contemporary Societies. London: Sage Publications.
- Lavis J N, D Robertson, J M Woodside, C B McLeod, J Abelson and the Knowledge Transfer Study Group (2003). How can research organizations more effectively transfer research knowledge to decision-makers? The Milbank Quarterly, 81(2), 221–248.
- Straus, S., J. Tetroe and I. Graham. (2009). Knowledge Translation in Health Care. Moving from Evidence to Practice. Singapore: Wiley-Blackwell Publishing.