Une série d'expériences dans les années 1980 et sa réinterprétation par la suite pourraient-elles être unifiées pour aboutir à une vision où processus conscients et inconscients constitueraient les deux principales composantes de la réalisation des manifestations motrices observées chez l'humain et possiblement chez les primates qui nous sont les plus proches?
Dans les années 1980, Benjamin Libet et son équipe réalisèrent une série d'expériences. Leur montage expérimental leur permettait de déterminer à quel moment, dans un électroencéphalogramme, des volontaires décidaient consciemment du moment d'appuyer sur un bouton. Chaque fois ils constataient que l'activité électrique dans le cortex moteur avait déjà commencé avant la prise de conscience des volontaires de décider d'effectuer le mouvement. Ce qui les conduisit à formuler cette affirmation : « On en conclut que l'initiation cérébrale d'un acte spontané et librement volontaire peut commencer inconsciemment, c'est-à-dire avant qu'il y ait une quelconque conscience subjective (au moins rappelable) qu'une « décision » d'agir a déjà été initiée cérébralement. » [1]
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Au départ, cette conclusion semble difficilement contestable. D'autres n'avaient pas manqué de remarquer un fait curieux dans leurs données d'observation. Elles avaient été obtenues dans au moins 6 sessions expérimentales différentes avec 5 personnes participantes. Il se trouve que le décalage entre le début de l'activité du cortex moteur et le moment où la personne prenait conscience de sa décision variait énormément. En prenant l'ensemble des tests et des volontaires, ce délai allait de 150 millisecondes à au moins 800 millisecondes. [1] Cette constatation a alors amené trois chercheurs à proposer une autre explication possible. Pour rendre compte de cette variabilité, Aaron Schurger, Jacobo Sitt et Stanislas Dehaene proposèrent un modèle dans lequel ce qui serait, au départ, à l'origine de cette activité du cortex moteur précédant la décision consciente d'une action ne serait pas une intention, mais plutôt une activité nerveuse aléatoire. [2]
Du fait de cette grande variabilité dans le temps qui demande une explication, le modèle proposé par Schurger, Sitt et Dehaene est tout à fait censé. Cette variabilité mettrait bien en évidence un bruit neuronal. Cette conception nous permet de nous passer de processus liés à un inconscient comme inducteur d'une action. Pourtant ce que nous apprend le primatologue Frans de Waal de certains comportements des chimpanzés, comme je le mentionnais dans mon article précédent, ne nous permet pas d'exclure aussi facilement une composante inconsciente, non seulement en ce qui concerne des actes simples, mais aussi pour des comportements complexes. J'opterais plutôt pour une explication qui unifie les deux types de conceptions. D'une part, l'évolution prendrait en compte depuis longtemps des processus décisionnels qui échapperaient à la conscience même s'ils n'en constituent qu'une composante; d'autre part, le bruit neuronal introduirait un élément de variabilité dans l'ensemble du déroulement des signaux neuronaux unifiant les processus décisionnels inconscients à ceux propres à la conscience.
À la base, on peut concevoir que cette composante inconsciente prendrait en charge le traitement d'une quantité d'information plus importante pour la prise de décision. Une fois la décision prise, les instructions liées au choix de la réalisation d'un ensemble d'actes, en vue d'un comportement, seraient transmises à un autre réseau neuronal qui constituerait la composante consciente de l'ensemble du processus. Le bruit neuronal viendrait brouiller partiellement cette transmission d'instructions. Comme ce phénomène est de nature aléatoire et varierait donc en intensité, il introduirait une variabilité dans la réalisation du processus observée par Libet et ses collaborateurs-trices. Dans les cas où ce bruit de codage neuronal est suffisamment important, il en résulterait un geste dont le but manque sa cible. Dans notre quotidien, cela se traduirait tout simplement par des gestes maladroits (exemples : renverser un verre ou, de façon plus anodine, entrer en contact involontairement avec un objet). À l'appui de cette idée, je voudrais rappeler certains travaux que j'ai mentionnés dans un article précédent [3] : « ...des états qui caractérisent habituellement l'état de sommeil se manifestent durant la veille de façon localisée. Or il semble que dans ce dernier cas, ces manifestations locales interfèrent avec certaines activités cérébrales. Une étude publiée récemment suggère que les défaillances de l'attention auraient pour origine l'émergence d'une activité locale semblable au sommeil dans le cerveau éveillé [4] et là où il y a une défaillance attentionnelle, il y a bien souvent un risque d'erreurs qui sont commises. Des études intracrâniennes chez l'homme [5] et le rat [6] ont montré que les ondes lentes pendant l'éveil entraînent des erreurs de comportement. D'autres travaux montrent que la quantité d'ondes lentes enregistrées dans une région cérébrale donnée est corrélée au nombre d'erreurs effectuées dans une tâche recrutant cette région cérébrale spécifique [7] [8]. »
Ce lien éventuel entre conscience, inconscient, bruit neuronal et évolution mériterait qu'il soit approfondi pour que nous puissions percer davantage les secrets du fonctionnement du cerveau, humain et animal.