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Comment passe-t-on de la frustration derrière un écran aux agressions verbales et physiques? À la lumière des récents dérapages commis par les opposants aux mesures sanitaires, deux experts de la radicalisation offrent leurs perspectives.

Avant de déborder, le contenu d’un chaudron doit d’abord bouillir. Et justement, le contexte actuel offre les conditions parfaites pour échauffer les foules, estime Samuel Tanner, professeur agrégé à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, spécialisé en extrémisme violent et en sécurité dans la sphère numérique.

En effet, le gouvernement est contraint d’enchaîner les mesures pour gérer la pandémie, et comme les connaissances sur le virus évoluent rapidement, on assiste à plusieurs ajustements. Les décisions gouvernementales doivent prendre en compte non seulement la santé physique, mais aussi la santé mentale et l’économie. Devant autant de besoins contradictoires, il y aura forcément des mécontents. Ces incohérences, apparentes ou réelles, nourrissent la méfiance et l’anxiété, ce qui renforce l’emprise du discours conspirationniste, résume le professeur. Rappelons que selon des données recueillies cet été, un tiers des Québécois croyait que le gouvernement cachait au public des informations en lien avec la pandémie.

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Mais on remarque quand même deux tendances étonnantes dans le phénomène actuel, au Québec et ailleurs. D’une part, on assiste à un « melting pot », un amalgame d’idéologies aux dimensions spectaculaires, note le professeur Tanner. Ces théories « prêtes à penser » sont non seulement de plus en plus nombreuses, mais elles migrent désormais un peu partout. Elles s’infiltrent même dans certaines petites annonces. Plusieurs sites de bien-être et santé naturelle se sont eux aussi mis à intégrer des idées d’extrême-droite dans leurs contenus, puisque ces deux courants partagent une forte méfiance envers les « élites » (politiques, scientifiques, économiques, alouette!).

D’autre part, le conspirationnisme lié à la COVID-19 détonne par la vitesse à laquelle il s’est propagé en ligne, mais aussi hors ligne, remarque Roxane Martel-Perron, directrice de l’éducation et du développement des compétences au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence (CPRMV). Elle songe entre autres aux manifestations contre les masques ou contre les mesures sanitaires.

« L’adhésion aux théories du complot ne mène pas nécessairement à la violence, souligne Mme Martel-Perron, mais ça devient préoccupant quand les personnes en viennent à croire que ‘’la violence est non seulement acceptable, mais elle est même nécessaire’’, et qu’ils passent à l’action. » Autrement dit, ces personnes recourent à des moyens violents afin de forcer une transformation sociale qu’elles estiment souhaitable. On parle alors de radicalisation menant à la violence.

On a pu observer de telles actions au Québec ces derniers mois, en parallèle des manifestations plus modérées et pacifiques : agressions de travailleurs essentiels, incendies criminels de tours cellulaires, « arrestations citoyennes », intimidation allant jusqu’au doxing du Dr Horacio Arruda, le directeur national de santé publique du Québec (partage en ligne de l’adresse et autres informations privées d’une cible), etc.

D’ailleurs, le récent rassemblement d’une quinzaine de manifestants devant la résidence du Dr Arruda constitue un bon exemple d’individus radicalisés qui flirtent avec la criminalité, selon Mme Martel-Perron. « Les personnes qui utilisent ce genre de tactiques d’intimidation savent bien où sont les limites et font attention de ne pas franchir ce qui est autorisé par la loi. Mais pour la personne qui subit les gestes, le ressenti est quand même violent! », relève-t-elle.

Impossible cependant d’anticiper l’évolution des débordements. « C’est difficile de parler d’escalade, parce que cela impliquerait une progression dans une direction, étape par étape, alors qu’on observe un mouvement hétérogène et peu prévisible », fait remarquer Roxane Martel-Perron.

Les parcours des militants contre les mesures sanitaires sont d’ailleurs à l’image de ce mouvement « melting pot » : ils sont très diversifiés. Certains gravitaient déjà dans les sphères extrémistes (anti-immigration ou anti-gouvernement, par exemple) et ont simplement réorienté leur ferveur militante. D’autres sont des citoyens ou parents inquiets qui s’engagent dans la revendication sociale pour la première fois de leur vie.

Selon Samuel Tanner, la radicalisation observée présentement fragilise le tissu social, d’abord en favorisant l’émergence de comportements dangereux et violents, mais aussi en déchirant plusieurs familles. « Ce qui m’inquiète aussi dans un avenir rapproché, c’est la fragmentation des publics… Les plateformes comme Google et les réseaux sociaux offrent aux utilisateurs de l’information en silos tellement étanches que ces gens n’arrivent plus à discuter du tout! », ajoute le professeur.

Désamorcer la bombe

Pour lutter contre la radicalisation menant à la violence, il faut d’abord couper court à la désinformation, indique Samuel Tanner. Chaque personne devrait se faire un devoir de varier ses sources d’informations, rappelle-t-il, surtout quand vient le temps de partager du contenu sur les réseaux sociaux.

Une autre piste de solution : chacun devrait écouter et reconnaître les besoins de la frange de la population qui, à cause de son anxiété, est attirée par la radicalisation : « ces personnes ‘’prennent le contrôle’’ de la situation parce qu’elles croient que c’est le seul moyen de se faire entendre », insiste Roxane Martel-Perron. Attention, ajoute-t-elle : il ne s’agit pas de donner une tribune aux représentants des mouvements conspirationnistes, mais bien de montrer à tous ceux qui se sentent laissés-pour-compte que leurs inquiétudes —légitimes et compréhensibles en temps de pandémie— sont entendues et respectées.

À l’échelle individuelle, demeurer attentif à son entourage permet de percevoir les signes avant-coureurs d’une radicalisation, comme un discours opposant « nous » contre « eux » ou encore le fait d’accuser une élite d’être responsable d’une situation multifactorielle et complexe. À cet effet, le CPRMV a mis au point un baromètre des comportements pouvant aider à détecter si un proche se radicalise.

 

Photo: Toronto, avril 2020. Mmmswan / Flickr

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