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L’avenir du journalisme est peut-être dans les réseaux sociaux, mais il n’est certainement pas dans les pages d’accueil. Et si ces deux constats proviennent d’un rapport interne du New York Times, ça vaut la peine de les souligner.

 

Une «fuite» fait jaser depuis quelques jours dans l’univers médiatique, parce qu’elle émane non pas du gouvernement, mais du vénérable journal lui-même: un document stratégique de 96 pages sur l’avenir du numérique au New York Times, pondu à usage interne. Joshua Benton, du Nieman Lab, qui effectue depuis des années une veille de ce qui se fait de plus innovant dans les médias, le décrit comme «l’un des documents les plus remarquables» qu’il ait vu.

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Si j’en parle ici, c’est parce qu’il est riche en leçons pour les médias de science aussi: dans les paragraphes qui vont suivre, on va essayer de comparer les constats et recommandations de ce rapport avec ce qui se fait déjà en journalisme scientifique. Une occasion de se rendre compte qu’il y a de l’innovation dans le journalisme, pas juste dans la communication. Et une occasion de rappeler combien les médias de science, depuis 30 ans, ont souvent précédé les médias généralistes dans leur évolution (les bonnes comme les mauvaises).

Mettre en valeur du «vieux» contenu

Travaillez à donner une seconde vie à un article lorsqu’un événement le justifie: le rapport donne l’exemple du film 12 Years as a Slave qui a été l’occasion de sortir des archives un article du Times vieux de 161 ans sur Solomon Northrup, l’homme dont l’histoire vraie est au coeur du film. L’article est devenu viral.

Parallèle: ces dernières semaines, le Scientific American ne cesse de nous rappeler sur les réseaux sociaux que ses 160 années d’archives sont désormais accessibles gratuitement aux abonnés.

Bon, il y a évidemment peu de chances pour que vous connaissiez un média de science, en français, qui puisse remonter aussi loin. Dans ce cas, que dites-vous de cet exemple-ci. Au Times, on se serait rendu compte il y a longtemps que les articles qui ont le plus de chances d’être lus plusieurs jours après leur publication sont ceux des sections Art et Culture. D’où, recommandation: faire davantage d’efforts pour les garder faciles d’accès. «Les classer par pertinence plutôt que par date de publication.»

Parallèle: les magazines Nature, New Scientist et d’autres, profitent régulièrement d’une nouvelle importante pour créer (ou remettre en valeur) une page rassemblant les articles qui n’ont pas vieilli sur le boson de Higgs, les planètes extrasolaires ou les cellules souches.

Proche cousin: les pages Pleins feux de l’Agence Science-Presse, consacrées à des sujets intemporels (la biodiversité ce mois-ci), qui permettent elles aussi de donner une deuxième vie à des articles. Qu’en dites-vous? Que proposeriez-vous?

Dans le même esprit, le rapport recommande que soit mieux exploitée cette petite bête que sont les mots-clefs ou étiquettes (ou «tags»). Il a fallu sept ans au Times pour commencer à «taguer» les reportages appropriés avec l’étiquette «11 septembre»...

Parallèle: nos mots-clefs, dans la colonne de droite, ci-contre. Vous les utilisez?

La mort de la page d’accueil

Pour ceux qui l’ignoreraient: la valeur de la page d’accueil diminue à vue d’oeil. Au New York Times, «seulement un tiers de nos lecteurs la visitent. Et ceux qui la visitent y passent moins de temps». En chiffres: l’achalandage sur la page d’accueil a chuté de moitié depuis deux ans.

 

L’achalandage sur la page d’accueil a décliné, mois après mois, depuis des années. L’achalandage des pages d’accueil des sections est négligeable. L’achalandage sur nos applications mobiles, qui sont en gros des répliques de notre page d’accueil et de nos têtes de sections, a également décliné.

 

Parallèle: le magazine Quartz (qui jongle souvent avec les sujets «technologies et société») n’a pas de page d’accueil proprement dite.

Ce déclin de la page d’accueil a souvent été évoqué depuis 10 ans. L’équipe «Innovation» du Times démontre à quel point ça implique une redéfinition de la façon de penser des journalistes, lorsqu’elle nous renvoie à l'invention, il y a un siècle, de l’immense système de distribution —par voiture, train, camion et bicyclette— des journaux de porte à porte et de commerce en commerce.

 

Nous prenons ce travail pour acquis aujourd’hui, mais notre système de livraison par camelot et nos efforts de vente à l’unité ont représenté un des efforts les plus poussés de l’histoire pour rejoindre le consommateur. Sauf que lorsque le temps est venu de mettre notre journalisme sur le web, nous avons adopté une approche beaucoup plus passive. Nous avons publié des histoires sur notre page d’accueil et nous avons présumé que la plupart des gens viendraient à nous.

 

Parallèle: c’est une réflexion qui s’adresse aussi aux blogueurs de science francophones. À quelques reprises dans la dernière année, on a assisté à l’émergence d’une prise de conscience: il ne suffit pas de mettre en ligne un billet pour que se crée une audience.

Les lecteurs ne «viennent» pas vers vous, vous devez «aller» vers eux

Il faut «aller chercher» les lecteurs, et les médias sociaux sont en partie là pour ça. Mais pas seulement eux: le «news alert system» du New York Times rejoint maintenant 13,5 millions de personnes... 12 fois plus que les abonnés de l’imprimé.

Pour ça, il faut y mettre des moyens. On cite en exemple le magazine en ligne Pro Publica, voué au journalisme d’enquête, où les journalistes doivent proposer cinq tweets lorsqu’ils envoient leur reportage au rédacteur en chef. De plus, une équipe formée de gens de la rédaction et du marketing s’asseoit pour pondre une stratégie de communication propre à chaque reportage.

En comparaison, au Times, il n’est pas rare que le service du marketing ne soit même pas prévenu qu’un grand dossier paraît.

Parallèle: Un service du marketing chez Science-Presse? Vous voulez rire?

Ce qui n’arrange rien au Times: «notre compte Twitter est géré par la salle des nouvelles. Notre compte Facebook, par la division marketing».

Résultat, 10% de l’achalandage du Times provient des médias sociaux... contre 60% chez le champion, BuzzFeed.

 

[Chez Buzzfeed] ils ont appris, entre autres choses, qu’un billet Facebook brillant est devenu un meilleur outil promotionnel qu’une manchette. Et l’impact est encore plus élevé sur les appareils mobiles.

 

Parallèle: par contre, Science-Presse est tellement bien présente sur Twitter et Facebook qu’elle dépasse des médias qui bénéficient pourtant de la visibilité automatique découlant du papier...

Une culture pas sympathique à la promotion

«Au Times, nous préférons généralement laisser notre travail parler pour lui-même. Nous ne sommes pas du genre à nous vanter.»

Parallèle: chez les journalistes, c’est là un air très connu.

Mais le résultat malheureux, c’est que certaines plateformes peu préoccupées de qualité journalistique, obtiennent un bien plus grand succès. Que le Huffington Post, qui n’est grosso modo qu’un aggrégateur de contenu, dépasse le New York Times en achalandage, c’est un triste constat. Idem avec BuzzFeed, qui est avant tout un effort de promotion pour rendre des histoires virales.

 

Ces plateformes ont du succès à cause de leurs outils et leurs stratégies de réseautage, de recherche et de construction de communauté, et souvent en dépit de leur contenu.

 

Dès lors, que faire?

 

Au New York Times, trop souvent pour les journalistes et les éditeurs, l’histoire est finie lorsque vous appuyez sur publier.

 

Il y a pourtant des modèles à suivre. The Atlantic attend de ses journalistes qu’ils fassent la promotion de leur propre travail et il essaie de voir à travers leurs efforts quelles sont les meilleures pratiques. Le Guardian, dont la qualité du travail journalistique n’est plus à démontrer, fait aussi de l’excellente auto-promotion. Et il croit avoir trouvé la recette: «le Guardian a une équipe de promotion au sein même de la salle de nouvelles et une stratégie sociale ambitieuse qui l’a aidé à étendre rapidement son lectorat aux États-Unis».

Changement de culture

Ce qui conduit à la proposition qui hérissera le poil des journalistes-purs-et durs: faire tomber le mur étanche entre la salle de rédaction et le marketing. «Une collaboration accrue, si elle est bien faite, ne présente aucune menace pour l’indépendance journalistique», prennent soin de souligner les auteurs (p.61), conscients des réactions outrées que cette idée provoquera.

 

Nous avons complètement abdiqué le rôle stratégique, déclare un éditeur. Nous ne faisons pas de stratégie. La salle des nouvelles est vraiment à la remorque du cheval galopant de la section marketing.

 

Et aussi:

 

La salle des nouvelles est souvent vue comme étant sur la défensive ou opposée au risque. «Une raison de notre prudence est que la salle des nouvelles tend à voir ces questions à travers le prisme du scénario du pire.»

 

Parallèle: hum, oui, nous aussi. Les médias de science sont très souvent parmi les plus fiers défenseurs de l’intégrité journalistique (davantage que bien des médias culturels ou économiques), de sorte que leurs rédacteurs en chef sont souvent allergiques à l’idée de devoir se «plier» au marketing.

Dans un journal comme le Times, recommande l’équipe «Innovation», «il devrait y avoir un directeur senior au sein de la salle de nouvelles, en charge du développement de l’audience». Il devrait aussi y avoir une équipe de stratégie dont le rôle serait de garder à jour les rédacteurs en chef sur les stratégies expérimentées par leurs compétiteurs.

Parce que «les gens de la salle de nouvelles sont tellement pris par les demandes du reportage quotidien qu’ils ont du mal à trouver du temps pour prendre du recul».

Parallèle: problème universel. Les budgets des médias ont rétréci depuis 30 ans. Et dans un petit média (ce qui est le lot de tous les médias de science), c’est pire: personne n’a le temps de s’arrêter pour penser au long terme.

Ceci dit, ça n’a l’air de rien, mais ça avance. Il y a sept ans, le New York Times papier et le New York Times numérique étaient logés... dans deux édifices différents.

La «fusion» des deux rédactions n’est pas terminée. En fait, c’était un des chantiers sur lesquels travaillait Jill Abramson, la rédactrice en chef mise à pied la semaine dernière. Coïncidence, la rédactrice en chef du journal Le Monde, Natalie Nougayrède, elle aussi mise à pied la même semaine, était également engagée dans un tel chantier —plus vaste, considérant le grand retard des médias français. La résistance au changement aurait-elle joué dans leurs départs? Certains le croient.

Parallèle: depuis quelques années, l’Agence Science-Presse a fusionné en un seul site celui qui était dévolu exclusivement aux blogues (Science! on blogue) et le site central. Meilleure intégration et davantage d’interrelations entre les contenus. Mais les budgets ne suivent pas : impossible de maintenir à flot les deux personnes et demi (eh oui!) qui font le travail régulier de l’Agence, et la personne qui incarne la communauté, les blogueurs et les réseaux sociaux. Science-Presse fait donc partie de ces médias, sans doute nombreux, qui sont pleinement conscients de la nécessité d’un «changement de culture», qui tentent de l’implanter, mais qui ont diablement du mal à trouver des investisseurs convaincus...

Changer les traditions —bis

Deux exemples amusants de ce que signifie le conservatisme dans un grand média: le calendrier de publication et la fameuse «Une».

 

Par exemple, la grande majorité de notre contenu est toujours publiée en fin de soirée, mais notre achalandage numérique est au plus haut en début de matinée. Nous visons le dimanche pour la publication de gros dossiers, parce que c’est notre plus gros lectorat dans l’imprimé, mais les fins de semaine sont plus lentes en ligne.

 

 

Il semble y avoir consensus entre éditeurs, journalistes, pupitreurs et autres, que le Times consacre beaucoup trop de temps à penser à sa première page.

 

Le lecteur

Le Times a une dernière chose en commun avec les sites de science: des lecteurs curieux, avides d’en savoir plus et qui pourraient davantage participer. Et pourtant...

 

L’audience est souvent décrite comme la plus mal utilisée de nos ressources... Nous n’avons pas décodé le langage pour l’amener à s’engager d’une façon qui enrichisse notre reportage. De toutes les tâches dont nous discutons dans ce rapport, le défi de se connecter avec les lecteurs et de les impliquer —qui va des commentaires en ligne jusqu’aux conférences— a été le plus difficile.

 

Parallèle: l’expérience Escarmouches, lancée l’an dernier. Trois sites de science, dont l’Agence Science-Presse, rassemblés autour de discussions que l’on veut intelligentes et appuyées sur du solide. Mais la progression est lente. Comment convaincre les amateurs de science de se joindre à la conversation?

L’idée d’ouvrir la plateforne aux lecteurs, comme le fait le Huffington Post, est mentionnée. C’est déjà ce que fait Science-Presse avec ses blogues. Sauf que d’ouvrir un blogue de science s’avère plus angoissant que d’ouvrir un blogue d’humeurs sur tout et n’importe quoi.

Organiser des événements? C’est la tradition des Bars de science qu’a lancé Québec Science il y a plus de 10 ans. Le congrès américain Science Online, bien qu’il soit organisé par des individus, a tout de même deux importants médias partenaires —Scientific American et PLOS. Mais dans les deux cas, on voit mal comment ça pourrait devenir une source de financement —au contraire de conférences ou de formations portant la prestigieuse étiquette «New York Times».

Et les commentaires? De ce côté, le résultat reste mitigé. Bien que le journal soit fier de son travail pour encourager les discussions (et les modérer), «seule une fraction des reportages est ouverte aux commentaires». Et seulement un pour cent des lecteurs écrivent des commentaires.

Parallèle: ouf, nous voilà encouragés.

Quitter le 20e siècle

Le rapport cite en introduction deux nouveaux médias apparus dans la dernière année, First Look Media (celui créé par le milliardaire Pierre Omidyear, ex-EBay) et The Vox: deux cas où les salles de nouvelles «sont faites sur mesure» pour l’ère numérique. Le Times, lui, est encore ancré dans le 20e siècle: un média imprimé qui produit un site web.

Le Guardian a démontré, notamment avec sa couverture de l’affaire Snowden, qu’il embrassait les nouveaux outils —de la mise en valeur des archives à celle des documents obtenus. Même BuzzFeed et Upworthy, deux sites voués avant tout au partage du contenu des autres, ont embauché des journalistes pour aller au-delà.

En science? Nous sommes nous aussi, presque tous, des médias imprimés qui produisent des sites web, plutôt que des médias numériques qui produisent un magazine —Futura-Sciences et Science-Presse sont peut-être les deux exceptions, n’ayant pas de produit papier. Mais Science-Presse, en retour, en paye le prix: elle est insuffisamment connue parce qu’elle n’a pas ce navire-amiral qu’est le magazine imprimé. Le lecteur est, lui aussi, encore ancré dans le 20e siècle...

 

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