Pour Andrée Nault, le métier de botaniste est aussi risqué que celui d’espion. Dans la recherche sur les espèces en voie de disparition, une seule fuite d’information de la part d’un chercheur imprudent peut sonner le glas pour une population floristique entière. « Il y a quelques années, j’ai mis la main sur une étude d’impact accessible au grand public qui dévoilait l’emplacement précis de certains sites d’ail des bois. Lorsque je suis allée sur le site, un mois après le dépôt du document, le terrain était vidé. On avait cueilli tous les plants », se souvient la chercheuse qui s’intéresse depuis 1986 à l’ail des bois et au ginseng à cinq folioles, deux espèces recherchées pour leurs propriétés alimentaires… et commerciales.
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L’ail des bois est désigné espèce vulnérable par le gouvernement provincial en raison de sa cueillette intensive à des fins commerciales depuis 1994. Une mesure qui n’empêche pas les braconniers comme les cueilleurs amateurs de flâner dans les sous-bois le printemps venu, à la recherche de l’arôme caractéristique de cette plante à bulbe. En 2009, les agents de la faune ont saisi plus de 48 000 bulbes d’ail des bois récoltés illégalement. Un chiffre qui ne représente qu’une fraction que des plants réellement braconnés, estime Andrée Nault.
Mot de passe et codes secrets
Devant la curiosité des cueilleurs en tout genre, les botanistes, taxinomistes et biologistes protègent jalousement leurs données. « Lorsqu’on révèle où sont situées les populations, les gens font la file le lendemain pour les cueillir. Personnellement, je ne révèle jamais la localisation des plantes demandées », explique Stéphanie Pellerin, professeure associée à l’Institut de recherche en biologie végétale.
L’informatisation des données représente un risque supplémentaire pour les espèces vulnérables, ajoute Andrée Nault. « Les données en ligne deviennent accessibles au grand public. Le simple fait d’appliquer pour une subvention de recherche peut être risqué pour un chercheur, puisqu’il devra indiquer la localisation exacte des espèces sur lesquelles il travaille. »
La transmission de données vers les autorités gouvernementales est pourtant inévitable. Toutes les statistiques, cartes détaillées et coordonnées GPS compilées par les chercheurs doivent être communiquées au Centre de données sur le patrimoine naturel du Québec (CDPNQ), explique Daniel Gagnon, professeur au département de sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. « Lorsqu’on fait des rapports de désignation, pour la plupart des espèces menacées ou vulnérables, on désigne les localités. C’est notre devoir de le faire à la COSÉPAC ou au CDPNQ », révèle le membre du Centre d’étude de la forêt.
« La plupart des chercheurs nous font confiance lorsqu’il s’agit de transmettre des données, explique Line Couillard, porte-parole au ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs. Lorsque certains de nos collaborateurs sont inquiets, nous évitons le plus possible de diffuser leurs données. »
Pour sa part, Andrée Nault voile dans ses rapports la quantité de plantes recensées ainsi que leur emplacement précis à l’aide d’un code d’abondance et de pseudonymes. La chercheuse cache même à ses collègues l’emplacement de certaines populations. « Je dois faire preuve d’une certaine réserve. On ne sait jamais entre quelles mains nos documents peuvent tomber. »
La cueillette abusive, une tradition centenaire
La cueillette à des fins commerciales remplissait déjà les bourses des autochtones et des coureurs des bois au temps du frère Marie-Victorin, auteur de La Flore laurentienne. Deux cents ans avant l’ail des bois, la plante médicinale connue sous le nom de ginseng de Tartarie faisait l’objet d’une cueillette effrénée au Canada. À l’époque, le commerce de cette racine vers les Indes représentait la 2e plus importante exportation canadienne après la fourrure.
Les 30 000 plants de ginseng restants au Québec sont autant de vestiges de cette exploitation abusive, rappelle Daniel Gagnon. À ce jour, le ginseng canadien est l’une des rares plantes à être l’objet d’un commerce international. Sur le marché noir, une racine cultivée en laboratoire se vend 50 $ tandis qu’une racine sauvage se détaille à plus de 200 $ le kilogramme!
Un prix qui démontre bien les légendes urbaines à propos des plantes vulnérables. « Le folklore oriental attribue des vertus aphrodisiaques au ginseng cueilli en forêt, explique Daniel Gagnon, alors que plusieurs recherches ont démontré qu’un plant de ginseng planté en laboratoire contient exactement les mêmes propriétés que son jumeau sauvage. »