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S’il est si facile pour les conspirationnistes d’agiter « Big Pharma » comme un épouvantail, c’est d’abord la faute à l’industrie, qui a de réels torts. Sauf que ce n’est ni tout noir, ni tout blanc.

Dans les années 1950, l’industrie pharmaceutique suscitait respect et admiration, notamment avec l’arrivée de la pénicilline, puis du développement d’autres antibiotiques, ainsi qu’avec le succès des vaccins, dont celui contre la polio.

Puis le vent a tourné, et les histoires d’horreur ont commencé à faire surface, à commencer par celle de la thalidomide. Ce médicament était prescrit à la fin des années 1950 aux femmes enceintes afin de réduire leurs nausées, mais il a été retiré quelques années plus tard après qu’on ait découvert qu’il entraînait de sévères malformations congénitales. Plusieurs autres bavures ont par la suite fait les manchettes, dont des exemples récents tel que le Vioxx, un anti-inflammatoire qui augmentait les risques d'accidents cardiovasculaires.

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De ce glissement a émergé le surnom péjoratif « Big Pharma », désignant de façon abstraite les entreprises pharmaceutiques, ainsi que les agences gouvernementales chargées d’approuver les médicaments, qui collaboreraient dans un dessein malintentionné.

Or, malgré les exemples avérés d’abus de l’industrie, les théories du complot dérivent généralement vers des constructions « complètement farfelues », relève Gerald Posner, journaliste d’enquête et auteur du livre Pharma, paru l’an dernier. « Par le passé, lors de campagnes de vaccination dans les pays en développement, les travailleurs de la santé rencontraient de la résistance à cause de la circulation de fausses informations affirmant que les vaccins rendaient stériles. Je suis abasourdi que présentement, en Occident, des gens mêlent Bill Gates à leurs théories, ou qu’ils affirment que la vaccination servira à monitorer la population, ou que les vaccins peuvent modifier l’ADN ! » donne en exemple l’auteur.

À l’inverse, même lorsque les conspirationnistes pointent Big Pharma pour de véritables dérapages, ils ont tendance à en parler en omettant les ajustements qui ont été faits par la suite, souligne Olivier Bernard, pharmacien et vulgarisateur scientifique mieux connu sous le nom de Pharmachien. « Quand je parle de l’industrie, je me fais souvent dire "vous oubliez la thalidomide", mais au contraire : c’est la thalidomide qui a donné naissance à la présente réglementation en matière de surveillance des médicaments. Oui, c’est un exemple atroce ; on ne nie pas le passé. Mais c’est justement pourquoi on ne refait plus ces erreurs aujourd’hui! On n’est pas de plus en plus lousse avec l’industrie; on resserre la vis chaque année! », soutient-il.

C’est aussi l’avis d’Éric Montpetit, professeur au Département de science politique de l’Université de Montréal : « De façon générale, il y a un resserrement des normes et une augmentation du volume de réglementations gouvernementales. C’est certainement vrai avec l’industrie pharmaceutique, et c’est vrai avec d’autres secteurs aussi. »

D’ailleurs, les lobbys contribueraient généralement de façon constructive à la mise en place de ces cadres restrictifs. « À cause du terme "groupes de pression", on imagine que le groupe pousse dans une direction et qu’il y a de la résistance, mais ce n’est pas une bonne image. Dans la réalité, les groupes d’intérêt détiennent des informations pas toujours faciles d’accès et ils disposent d’une expertise qui peut être utile aux décideurs politiques. Et ils sont prêts à les mettre au service de la création de politiques publiques pour chercher une solution à un problème existant », explique le professeur.

Éric Montpetit ne nie pas que ces groupes mettent de l’avant leurs intérêts particuliers, mais il fait valoir que ceux-ci ne sont pas systématiquement incompatibles avec l’intérêt collectif. Il cite en exemple la crise actuelle, où l’industrie a rapidement mobilisé ses ressources pour développer et produire un vaccin contre la COVID-19 – avec une importante aide des fonds publics, faut-il préciser.

Des reproches fondés

Une importante source de méfiance envers le milieu pharmaceutique vient du manque de transparence – un reproche légitime quand on sait qu’environ la moitié des études en santé et en médecine ne sont jamais publiées. Pourquoi ? Simplement parce qu’elles aboutissent à des résultats négatifs. C’est ce qu’on appelle le biais de publication, soit l’autocensure basée sur la perception erronée que seuls les résultats positifs sont pertinents. Or, l’absence de résultat peut être tout aussi parlante qu’un résultat positif, surtout lorsqu’il s’agit de démontrer l’efficacité de produits ou de procédés. À noter que ce phénomène touche autant les études réalisées et financées par l’industrie pharmaceutique, que celles issues de la recherche universitaire. Mais des voix s’élèvent pour réclamer un changement de mentalité.

Une autre critique, celle-ci omniprésente dans les accusations contre Big Pharma: les profits. Olivier Bernard admet que l’industrie pharmaceutique perd parfois la carte en accordant trop d’importance aux objectifs de croissance. « Quand vous mettez trop l’accent sur les chiffres, vous perdez de vue votre objectif d’offrir des traitements qui vont améliorer la vie des gens, et vous en venez à croire que vos traitements sont nécessairement les meilleurs. Les représentants pharmaceutiques ne vont jamais accepter de dire que leur traitement n’est peut-être pas le plus adapté dans tous les cas, ou que le concurrent fait un aussi bon produit. »

Cela dit, Olivier Bernard s’élève contre le raisonnement erroné voulant que la recherche de profits discrédite la valeur des produits pharmaceutiques. « On peut critiquer abondamment cette industrie, mais il faut distinguer les pratiques commerciales des produits pharmaceutiques. Une compagnie peut avoir des pratiques terribles et inacceptables, mais tout de même produire des médicaments extraordinaires », souligne le pharmacien, en ajoutant que l’écrasante majorité des traitements actuels sont « sécuritaires et de très grande qualité ».

Crédibilité en jeu

Justement, la pandémie offrirait une chance à l’industrie de redorer son blason : « La confiance envers les vaccins devrait remonter au fur et à mesure que les preuves de son efficacité vont s’accumuler », croit Gerald Posner.

Cela reste toutefois à voir, les maladresses dans les communications autour du vaccin d’AstraZeneca ces dernières semaines n’étant pas de nature à rassurer la frange de la population déjà hésitante face aux vaccins.

Posner estime par ailleurs qu’en 2020, les géants de l’industrie sont passés à côté d’une belle occasion : « Les compagnies auraient dû partager leurs recherches, au lieu de chercher à faire du profit immédiatement avec le vaccin. Bien sûr, renoncer à l’exclusivité des formules aurait signifié moins de gains à court terme, mais cela leur aurait permis de reconstruire la confiance avec le public. Elles auraient gagné au change, d’autant plus que la plupart des compagnies ont reçu du financement public, et qu’elles auront certaines occasions de se rattraper à plus long terme, par exemple si des rappels de vaccination sont nécessaires. Elles ont vraiment raté l’occasion de faire preuve de solidarité. »

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