Des chercheurs universitaires affirment que l’industrie des carburants fossiles a un nouvel outil pour retarder les efforts de réduction des émissions: une stratégie de justice sociale.
Ce reportage est paru d'abord dans le quotidien britannique The Guardian.
Il est republié ici dans le cadre du partenariat entre l'Agence Science-Presse et Covering Climate Now,
une collaboration internationale de quelque 450 médias visant à renforcer la couverture journalistique du climat.
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- par Amy Westervelt, The Guardian
ExxonMobil a vanté sa promesse de « réduire les émissions de carbone avec des solutions d’énergie innovantes ». BP vise la carboneutralité, mais est également fière de ses nouvelles plateformes d’exploitation pétrolière géantes dans le Golfe du Mexique. Shell insiste sur son soutien aux femmes dans des emplois traditionnellement masculins. Un observateur des médias sociaux pourrait avoir l’impression que l’industrie se redéfinit comme un défenseur de la justice sociale, combattant au nom des pauvres, des marginalisés et des femmes.
Ces campagnes s’inscrivent dans ce que des sociologues et des économistes appellent la « rhétorique du délai » (en anglais, discourses of delay). Alors que les industries pétrolières et gazières avaient une longue histoire de déni des changements climatiques, leur message est à présent plus subtil et, à maints égards, plus efficace qu’un simple rejet de la science du climat.
En minimisant l’urgence de la crise climatique, l’industrie a de nouveaux outils pour retarder les efforts de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Et même les critiques de cette industrie ne se sont pas ajustés.
« Si vous vous concentrez seulement sur le déni du climat, alors vous manquez tout le reste », explique Robert Brulle, sociologue de l’environnement à l’Université Brown. Il a publié une étude révisée par les pairs en 2019, qui analysait les dépenses publicitaires des grandes compagnies pétrolières sur 30 ans. Il y concluait que la « part du lion » n’était pas employée à du déni, ou même à vanter les produits de l’industrie, mais à produire de la propagande pro-carburants fossiles: c’est-à-dire des campagnes qui rappellent aux gens à quel point nous sommes dépendants des carburants fossiles et combien ceux-ci sont intégrés à notre société. « Ils dépensent probablement 10 fois plus sur tout cela », poursuit Robert Brulle. « Et pourtant, le mouvement [environnemental] semble se concentrer uniquement sur la portion « déni de la science ». »
Il y a plus d’une décennie que les compagnies pétrolières ont cessé de mettre de l’avant un déni pur et simple des changements climatiques. Au lieu de cela, l’industrie et les divers groupes politiques et de réflexion (think tanks) ont pivoté vers des messages qui reconnaissent le problème mais minimisent sa sévérité et l’urgence de trouver des solutions. Les compagnies vont aussi exagérer leurs progrès dans la lutte aux changements climatiques.
Dans un article publié en juillet dans la revue Global Sustainability, l’économiste William Lamb et une dizaine de co-auteurs recensaient les messages les plus courants chez ceux qui préféreraient faire durer l’inaction face au climat. Selon leur analyse, la « rhétorique du délai » se diviserait en quatre catégories: rediriger la responsabilité («les consommateurs sont eux aussi à blâmer pour les émissions de gaz à effet de serre»), mettre de l’avant des solutions peu constructives («un changement trop violent n’est pas nécessaire»), mettre l’accent sur les désavantages de l’action («un changement produira trop de perturbations») et baisser les bras («il n’est pas possible d’atténuer les changements climatiques»).
William Lamb explique que son équipe a volontairement écarté de son analyse l’argument du déni. « De notre point de vue, [la stratégie du] délai n’avait pas reçu l’attention qu’elle méritait. » Et de tous les messages dirigés vers l’idée de retarder l’action, Lamb et ses collègues ont constaté qu’un thème ressortait: celui de la justice sociale.
Cette dernière stratégie prend généralement deux formes: un avertissement comme quoi une transition des carburants fossiles aura un impact négatif sur les communautés pauvres et marginalisées; ou bien une affirmation à l’effet que les compagnies gazières et pétrolières sont en phase avec ces communautés. Les chercheurs appellent cette pratique « wokewashing » —comme dans woke, et greenwashing.
Un courriel envoyé l’an dernier aux journalistes par la firme de relations publiques CRC Advisors, employée par la pétrolière Chevron, en est une illustration. La firme encourageait les journalistes à observer à quel point les groupes écologistes proclament être « solidaires » avec les groupes Black Lives Matter, tout en « soutenant des politiques qui nuisent aux communautés minoritaires ». Chevron a plus tard nié être derrière ce courriel, bien qu’on pouvait y lire, tout en bas, « si vous préférez ne pas recevoir de futures communications de Chevron, cliquez ici ».
Un autre argument fréquent de l’industrie est qu’une transition des carburants fossiles serait inévitablement néfaste pour les communautés les plus pauvres. L’argument s’appuie sur une prémisse: que ces communautés seraient plus attachées aux carburants fossiles qu’elles ne sont préoccupées par les problèmes reliés (pollution de l’eau et de l’air, en plus des changements climatiques) et qu’il n’existerait aucun moyen d’alimenter ces communautés en énergies renouvelables peu coûteuses.
Chevron s’est également dit solidaire avec Black Lives Matter l’an dernier, bien qu’il soit responsable de la pollution d’une ville à majorité Noire où se trouve sa maison-mère: Richmond, Californie.
Dans une étude récente ciblant les tactiques de délai au Massachusetts, le professeur de sociologie et d’environnement J Timmons Roberts, de l’Université Brown, a détaillé avec ses co-auteurs comment les compagnies, incluant les compagnies d’électricité, utilisent ces discours pour combattre un projet de loi sur les énergies propres.
« Nous avons épluché des milliers de pages de témoignages sur le climat et de factures d’électricité au niveau de l’État, et tous les arguments de l’industrie contre cette législation incluaient ces messages », décrit Roberts. Une autre étude avait trouvé une campagne similaire contre un projet de loi similaire au Connecticut. « L’argument de justice sociale est celui que nous avons vu le plus souvent. »
La même chose peut être observée en Europe, selon William Lamb. « Souvent, vous voyez ces arguments se déplacer des politiciens de droite vers ceux du centre, ce qui suggère une sorte d’hypocrisie, parce qu’ils ne sont pas si intéressés par la dimension sociale de ces sujets, comme les politiques sur l’éducation ou les finances. »
Bien que l’argument de la justice sociale soit le favori du moment, Lamb affirme que les autres reviennent de façon cyclique, depuis l’attention sur le consommateur qui devrait réduire son empreinte carbone jusqu’à la promotion de l’idée que la technologie nous sauvera et que les carburants fossiles sont une partie incontournable de la solution.
« Ces choses sont efficaces, elles fonctionnent », affirme Roberts. « Ce dont nous avons besoin c’est d’une sorte de vaccination —les gens ont besoin d’une sorte de guide résumant ces arguments, afin d’éviter qu’ils soient trompés. »