Les experts écrivent depuis longtemps que l’objectif de la désinformation n’est pas nécessairement de convaincre les gens, mais de semer la confusion. Or, avec la désinformation russe autour de l’Ukraine, ces experts ont à leur disposition un imposant champ d’études.
Entre la légende des laboratoires américains « secrets » en Ukraine, celle des faux cadavres ou celle des fausses images satellites, les désinformateurs russes ou pro-russes ont été si actifs depuis la mi-février qu’ils se sont souvent contredits dans leurs propres histoires. Mais à trop chercher une logique, on perd de vue la raison d’être de ce flot de fausses infos, explique l’auteur et vulgarisateur David Robert Grimes: « semer tellement de doute sur ce qui est vrai que cela paralyse les gens quant aux décisions à prendre. Face à une cacophonie d’affirmations étranges et conflictuelles, les gens ne font rien, incertains de ce qui est bon ».
C’est une méthode qui n’est pas nouvelle aux yeux de ceux qui étudient cet aspect très particulier de la politique étrangère russe: Grimes, dont le travail porte sur les théories du complot et la désinformation en santé, rappelle que c’est en Union soviétique que serait née la toute première agence gouvernementale au monde dédiée spécifiquement à la désinformation, en 1923. Et depuis, les historiens ont pu découvrir que les services secrets soviétiques avaient délibérément amplifié des théories du complot autour de l’assassinat de John F. Kennedy, de la fluoration de l’eau ou de l’origine du sida: selon une campagne de désinformation des années 1980, le sida serait en effet une arme biologique créée par la CIA. L’ex-KGB a reconnu la paternité de cette campagne en 1992, ce qui n’empêche pas cette fausse info d’avoir encore des adeptes aujourd’hui.
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Experts et journalistes citent souvent le major général Oleg Kalugin qui, dans un reportage de CNN en 1998, décrivait ce travail: « des mesures actives pour affaiblir l’Ouest », pour nuire « aux alliances de toutes sortes, créer des dissensions entre des alliés ».
Plusieurs de ces « mesures actives » avaient une saveur pseudoscientifique, rappelait le mois dernier l’historien Douglas Selvage : le récit des « laboratoires biologiques » en Ukraine semble être un recyclage d’un récit de 2008 —la Russie avait accusé la Georgie, autre État voisin, d’abriter des laboratoires américains d’armes biologiques— et de 1983 —date de naissance du récit du sida comme arme biologique— voire de 1981 —les États-Unis et Israël accusés d’avoir développé une arme biologique capable de tuer « les Africains et les Arabes ». Selon le chercheur en contrôle des armements Milton Leitenberg, de l’Université du Maryland, la plus ancienne occurrence de ce type de désinformation serait en 1949, lorsque l’Allemagne de l’Est et l’URSS avaient accusé les États-Unis d’utiliser un insecte, le Doryphore, comme arme biologique pour détruire les cultures de pommes de terre.
Ce sont des méthodes dont se sont inspirés les mouvements antivaccins: entre des vaccins inutiles et des vaccins qui tuent et des vaccins qui contiennent une puce 5G, il n’y a pas de logique, sinon celle de faire douter. Les arguments solides, les faits, les preuves, deviennent dès lors secondaires.
Mais ce n’est pas juste une source d’inspiration. Des chercheurs européens ont bel et bien associé ces deux dernières années des « vagues » de désinformation sur la COVID aux « usines à trolls » russes —depuis la COVID comme arme biologique jusqu’aux ondes 5G qui auraient causé le virus, entre autres.
Il est tristement ironique, écrit David Robert Grimes, que les adeptes de théories du complot puissent devenir des armes dans ce qui est un véritable complot, mais dont ils ne perçoivent pas les contours. « La popularité du mantra du virus-comme-arme-biologique est un sombre rappel que, dans l’âge des médias sociaux, de telles manipulations sont devenues encore plus faciles et plus efficaces. »
Les efforts pour améliorer l’esprit critique prennent tout leur sens dans ce contexte, poursuit-il. Parce qu’en attendant, « le flot » de faussetés nous encourage à devenir « apathiques, méfiants de tout. Ce qui nous rend extrêmement malléables et dangereusement désengagés. »