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Les récits de personnes partant pour la Suisse pour recourir au suicide assisté ne manquent pas d’attirer l’attention médiatique. L’expression « tourisme de la mort » est régulièrement employée pour évoquer ces départs. Aux antipodes du modèle québécois d’aide médicale à mourir, le modèle suisse d’assistance au suicide représente une option moins médicalisée répondant à une plus grande variété de situations. Comme une plaque tournante, la Suisse attire à elle des personnes souhaitant mettre fin à leurs jours et renvoie à leur pays d’origine matière à débattre. Le Québec participe de cette dynamique.

Manon Brunelle est la première Québécoise dont le voyage en Suisse pour recourir au suicide assisté a été médiatisé. La forme de sclérose en plaques dont elle est atteinte la fait à ce point souffrir qu’elle tente, en 2000, de se suicider. Réanimée, elle reste dans le coma pendant trois mois et demi. Depuis son réveil, elle réside dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Ses douleurs sont telles qu’elle préfère ne pas être lavée plutôt que de devoir être touchée par le personnel soignant. « Tout me fait mal », explique-t-elle aux documentaristes Benoît Dutrizac et André Saint-Pierre dans le film Manon : le dernier droit ? [1] Le documentaire, diffusé à Télé-Québec en 2004, est pour elle une tentative de redonner espoir aux personnes malades :

Je veux que ça soit quelque chose qui soit le flambeau d’une réalité possible […] pour les gens qui ont des douleurs écœurantes, qui ont des mauvais traitements dans les CHSLD ou les hôpitaux. — Manon Brunelle

Ses souffrances la motivent à préparer son suicide assisté, accompagné par l’association Dignitas, en Suisse, qu’elle contacte en 2003. Après l’obtention de nombreux documents, dont un rapport médical, Dignitas accepte sa demande. Mme Brunelle décède en Suisse le 11 juin 2004.

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La Suisse est la juridiction la plus permissive en matière d’aide à mourir à tolérer que des personnes qui n’y sont pas domiciliées puissent recourir à l’assistance au suicide. Dans la couverture médiatique québécoise de l’aide à mourir, les références à la Suisse sont peu nombreuses. Sur 7 262 articles de presse publiés dans les grands quotidiens québécois, 325 (4,5 %) font référence à la Suisse [2]. Le nombre de Canadiennes et de Canadiens ayant eu recours aux services de l’association Dignitas, la principale association suisse acceptant d’accompagner des étrangers pour un suicide assisté, s’élève à 60 sur la période 1998-2017 [3], soit sur 20 ans, alors que le nombre total de décès par aide médicale à mourir (AMM) au Canada entre le 10 décembre 2015 et le 30 juin 2017 atteint 2 149 [4]. Le nombre de départs vers la Suisse est faible, mais il peut s’expliquer par le coût associé au voyage, la volonté de mourir près de ses proches et le risque de poursuites judiciaires pour les personnes qui faciliteraient cette démarche [5]. Qualitativement, en revanche, le « tourisme de la mort » a un effet profond sur les discussions publiques nationales. Une étude a documenté que les départs pour la Suisse ont eu pour conséquences de contribuer au débat sur le resserrement des règles encadrant l’aide à mourir en Allemagne et sur leur libéralisation au Royaume-Uni [6]. Ces départs alimentent aussi les débats québécois.

Deux modèles aux antipodes

Le modèle suisse se distingue par une législation n’exigeant pas que la personne recourant au suicide assisté présente une condition médicale, bien qu’une condition soit répertoriée dans au moins 84 % des cas, dont 46,5 % sont des cancers [7]. Ce modèle se distingue également par l’implication minimale de la profession médicale suisse, qui se limite à la préparation d’un rapport médical et à la prescription de la substance létale. La Suisse propose de fait un modèle où le suicide assisté est un acte privé, toléré par l’État dans la mesure où la personne fournissant l’assistance n’a pas de « mobile égoïste », c’est-à-dire qu’elle n’en tire pas un avantage personnel, comme le stipule le Code pénal depuis 1942 et que la personne en faisant la demande est capable de discernement [8]. Depuis les années 1990, certaines associations suisses sans but lucratif dites « pour le droit de mourir dans la dignité » offrent à leurs membres, qui paient une cotisation annuelle, la possibilité d’avoir recours gratuitement à l’assistance d’un ou d’une bénévole pour se suicider. Cette personne n’est pas forcément un professionnel ou une professionnelle de la santé. Ces associations se sont dotées de critères d’accès au suicide assisté relativement uniformes, qui s’ajoutent au respect des critères légaux, dont par exemple:

être atteint d’une maladie incurable ou d’une invalidité importante, avoir des souffrances intolérables ou être atteint de polypathologies invalidantes liées à l’âge [9]

La procédure d’assistance au suicide implique la prescription par un médecin suisse d’une substance létale qui est ingérée par la personne qui a fait la demande. Ce modèle, reposant essentiellement sur les pratiques des associations et des guides éthiques, a été jugé insuffisamment clair par la Cour européenne des droits de l’homme en 2013 [10]. Jusqu’à présent, le législateur suisse a toutefois toujours considéré que les règles en vigueur suffisaient.

À la différence de la Suisse, le droit québécois définit l’AMM comme un soin de fin de vie, administré par injection par les médecins dans le but de soulager la souffrance d’une personne. L’Assemblée nationale du Québec a légalisé l’AMM par l’adoption de la Loi concernant les soins de fin de vie en 2014, entrée en vigueur en décembre 2015. En plus de l’AMM, cette loi prévoit notamment un droit aux soins palliatifs et encadre la sédation palliative continue, soit l’administration de médicaments qui soulagent les souffrances d’une personne en fin de vie en la rendant inconsciente. L’idée de l’AMM a émergé d’une réflexion clinique et éthique qui la pose comme une possibilité supplémentaire dans le continuum de soins de fin de vie dans des situations de souffrance particulièrement difficiles. L’AMM, demandée par un patient, sera considérée comme un « soin approprié » lorsque certaines indications cliniques sont réunies, dont le fait d’être en fin de vie, d’être apte à consentir et d’éprouver des souffrances physiques ou psychiques intolérables [11]. Depuis l’adoption de la loi québécoise, le Parlement fédéral a légalisé l’AMM à l’échelle du pays en 2016 en adoptant le projet de loi C-14 sur l’aide médicale à mourir. Les médecins du Québec doivent respecter à la fois la loi québécoise, plus restrictive, et certains éléments plus contraignants de la loi C-14. Au Québec, en date du 30 juin 2017, 786 administrations d’AMM avaient été déclarées [12].

Des départs révélateurs

Au Québec, les départs vers la Suisse pour recourir au suicide assisté ponctuent la couverture médiatique de l’AMM. La médiatisation de ces départs propose des schèmes d’interprétation de la question de l’aide à mourir qui sont d’autant plus forts qu’ils reposent sur des figures « héroïques » ayant pris la décision exceptionnelle de mourir, à l’étranger de surcroît [13].

Avant l’entrée en vigueur de la loi, le documentaire de 2004 racontant l’histoire de Mme Brunelle avait révélé au grand public la possibilité d’avoir recours au suicide assisté en Suisse. Dans une lettre ouverte écrite en réaction à la diffusion du documentaire, l’avocate Stéphanie Cartier disait craindre que Dignitas soit érigé en modèle, alors que cette « organisation non gouvernementale […] n’a de compte à rendre à personne [14] ». Les auteurs du documentaire avaient répliqué en expliquant que leur intention n’était pas de promouvoir Dignitas, mais de lancer un débat de société. Ils avaient toutefois concédé dans leur réponse que « [c]e service devrait être assuré par des professionnels de la santé reconnus par le gouvernement [15] ». La principale protagoniste du documentaire exprimait d’ailleurs ce souhait.

L’histoire de Mme Brunelle s’inscrit dans une série de départs vers la Suisse. Kay Carter, l’une des demanderesses dans la décision Carter c. Canada de la Cour suprême du Canada qui a décriminalisé l’AMM à l’échelle du pays en 2016, a également eu recours aux services de l’association Dignitas. Une étude réalisée par Hadi Karsoho, docteur en sociologie de l’Université McGill, et ses collègues montre que les personnes et organisations impliquées dans l’affaire Carter en faveur de la décriminalisation de l’AMMne souhaitaient pas une démédicalisation de la mort, mais plutôt une implication des médecins dans ce processus au nom de leur rôle de soulager la souffrance [16]. Dans un contexte où l’AMM n’était pas encore légale, les décisions de Mmes Carter et Brunelle d’avoir recours à une association suisse de non-professionnels apparaissaient comme un espoir, mais aussi comme un repoussoir justifiant la légalisation de l’assistance médicalisée à la mort au Québec et au Canada.

Entre soin et liberté

La légalisation de l’AMM au Québec et au Canada n’interrompt pas pour autant les départs vers la Suisse de personnes ne remplissant pas les conditions fixées par la loi. En 2017, Pierre Lemire, Monique Hamel et Sébastien Gagné-Ménard ont ainsi entrepris ce voyage [17]. Chaque fois, les articles couvrant ces départs présentent le recours à la Suisse comme un ultime espoir des patients face à des systèmes de santé québécois et canadien qui ne leur offriraient pas de solution satisfaisante. Or, les patients ne sont pas les seules voix à s’exprimer sur le sujet. Le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins du Québec, défend l’approche québécoise de l’AMM et critique en 2016 ce qu’il appelle « la mort à la carte » :

Celle-ci [l’aide à mourir sans logique de soins] pourrait prendre la forme d’un suicide assisté, géré par une entreprise privée qui ferait affaire avec la personne, comme en Suisse… Mais est-ce vraiment dans cette direction que la société québécoise souhaite aller ? [18] — Docteur Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins du Québec

La référence à la Suisse est ici reprise par un représentant de l’institution régulatrice de la profession médicale pour distinguer deux logiques qui s’opposeraient : une logique de soins médicaux et publics et une logique de choix individuels et privés.

Une comparaison éclairante

Dans les débats médiatiques québécois, l’évocation de la Suisse est bien plus un prétexte pour parler du modèle québécois qu’une occasion de mettre en question le modèle suisse, souvent caricaturé et décontextualisé à partir des références à l’association la plus controversée, Dignitas. Les références à la Suisse remplissent deux fonctions dans les débats médiatiques québécois. La première fonction, pratique, consiste à présenter au public québécois une sortie de secours, un espoir, pour les personnes qui ne satisfont pas les critères de la loi québécoise, notamment celui limitant l’accès aux personnes en fin de vie. La seconde fonction, rhétorique, sert à critiquer les conditions d’accès de la loi québécoise ou à soutenir la médicalisation de l’aide à mourir en évoquant, comme un repoussoir, la faible régulation médicale de la pratique en Suisse. Au cours de la trajectoire médiatique des références à la Suisse, ces deux fonctions s’adjoignent à deux registres émotionnels : l’espoir d’un accès pour soi à la mort assistée et l’inquiétude pour autrui que soulève le peu de régulation professionnelle propre au modèle suisse. Cet espoir et cette inquiétude que suscitent le modèle suisse apparaissent conciliables dans le contexte québécois, voire se rejoignent autour de l’idée d’un nécessaire accompagnement par des professionnels de la santé.

Les références à la Suisse dans les médias québécois montrent à quel point les préoccupations sont distinctes dans les deux contextes : d’un côté, le soin par le soulagement de la souffrance associée à une condition médicale en fin de vie, de l’autre, la liberté de choisir une mort reflétant ses propres convictions [19]. Ces préoccupations contrastées, parfois difficiles à distinguer en pratique, traduisent des différences entre les modèles québécois et suisse. Celles-ci ne se résument pas à un degré plus ou moins grand de régulation, ou encore à la personne qui pose le geste terminal, le médecin ou la personne demandant à mourir.

L’aide à mourir revêt des significations différentes selon qu’elle est construite comme un acte médical au Québec ou comme un acte citoyen en Suisse, d’où la difficulté de bien comprendre le modèle suisse à partir du Québec.

La situation de l’AMM au Québec continue d’évoluer. Les départs vers la Suisse depuis le Québec se poursuivent. Le critère limitant l’accès à l’AMM à la « fin de vie », laissé à l’évaluation des médecins, est contesté en cour. Dans ce contexte, prendre au sérieux le modèle suisse, moins médicalisé, et s’y comparer permet de clarifier, par contraste, les termes des débats à venir au Québec et la nature des situations auxquelles l’AMM devrait ou non répondre.

 

 Samuel Blouin, étudiant au programme de doctorat en sociologie à l'Université de Montréal

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